INTERVIEW. Ben Zeghadi, Délégué national d’ESS France aux Outre-mer : « Dans l’ensemble de nos DROM, nous sommes 5029 entreprises de l’ESS pour un peu moins de 1,5 milliard de masse salariale brute annuelle »

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INTERVIEW. Ben Zeghadi, Délégué national d’ESS France aux Outre-mer : « Dans l’ensemble de nos DROM, nous sommes 5029 entreprises de l’ESS pour un peu moins de 1,5 milliard de masse salariale brute annuelle »

L’Economie Sociale et Solidaire ( ESS ) serait-elle la réponse aux défis des territoires ultramarins, et plus largement, aux mutations du monde contemporain ? Pour Ben Zeghadi, Délégué national d’ESS France aux Outre-mer, la réponse est affirmative, à condition d’adapter les outils, de reconnaître les réalités locales et de renforcer durablement les capacités des acteurs de terrain. En mars dernier, à Saint-Martin, en Guadeloupe et en Martinique, il a pu constater à quel point l’ESS s’impose plus que jamais comme un levier de transformation sociale, de justice économique et d’autonomie pour les territoires insulaires. Dix ans après la loi de 2014, Ben Zeghadi dresse un état des lieux, revient sur les avancées, les ambitions stratégiques en cours, et sur la place centrale que ces territoires entendent occuper dans les dynamiques nationales et internationales à venir. Il a accordé un entretien à Outremers360.

 

Outremers360 : De retour de vos récentes rencontres institutionnelles et conférences régionales, qu’est-ce qui vous a le plus marqué sur le terrain ?

Ben Zeghadi : Ce qui m’a marqué, c’est de constater que l’ESS est vraiment dans l’ADN des peuples des mers, de ceux qui font le quotidien de nos territoires, de nos îles et de nos mers. C’est d’ailleurs l’une de nos singularités dans cette Europe des océans. Nos insularités nous obligent à faire de l’ESS une forme d’économie de la résistance, face aux conséquences et aux héritages de l’économie de la domination, celle des comptoirs. C’est dans ce contexte qu’émergent, outre les contraintes, des innovations sociales et émancipatrices.

À Saint-Martin, par exemple, j’ai vu des initiatives remarquables dans l’agroécologie et l’économie circulaire, portées par des acteurs très ancrés localement. Il y a une vraie capacité à ouvrir de nouveaux horizons, à repousser les frontières symboliques à partir du terrain, avec un sens aigu de la solidarité et du collectif.

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Comment ces échanges nourrissent-ils aujourd'hui la manière dont ESS France pense son action dans les Outre-mer ?

Les outils, l’ingénierie développée ainsi que l’agenda sont dictés par les Chambres Régionales de l'Economie Sociale et Solidaire (CRESS) de chacun de nos territoires. Celle de la Guadeloupe n’est pas celle de la Martinique, qui diffère elle-même de la Guyane, de La Réunion ou de Mayotte. Chacune d’entre elles épouse les réalités de son territoire. Ce sont elles qui donnent le ton, le « la ». C’est un choix collectif que nous avons fait. Il se traduit par une organisation ad hoc : ESS France Outre-mer, gouvernée conjointement par nos CRESS et ESS France. Ce dispositif constitue un point de rencontre, de débat, de démocratie et de stratégie, donnant naissance à une ingénierie sur mesure, pensée à la fois pour chacun et pour tous.
C’est pourquoi nous sommes passés d’une logique de soutien ponctuel à une logique d’accompagnement structurel. Cela implique de renforcer la capacité d’action des acteurs ultramarins eux-mêmes, en travaillant avec eux sur des enjeux tels que la formation, la reconnaissance institutionnelle, la structuration de filières stratégiques, ou encore la création d’outils financiers adaptés. C’est en partant des réalités locales que l’ESS pourra pleinement contribuer au développement endogène.

Benoît le disait pendant cette séquence : l’ESS ultramarine est à l’avant-garde de l’ESS française et européenne. C’est pour nous une véritable fierté que le « père » de la loi le reconnaisse.

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La conférence régionale en Guadeloupe, organisée à l’occasion des dix ans de la loi ESS, a été un moment fort. Dix ans après l’adoption de cette loi, quelles leçons en tire-t-on, et surtout : vers quelles directions faut-il désormais pousser l’ESS dans ces territoires ?

L’ESS est co-contributeur de l’intérêt général. Les privilèges bien qu’abolis en 1789 s’inscrivent dans leurs impacts dans le temps long, et que le temps est celui de l’ESS, celui de la réconciliation, celui de la préservation de nos ressources, la planète le dit, l’ONU l’a décidé à 2 reprises dans les dernières années. L’ESS est déjà en train de produire l’économie de demain. Elle est, dans l’histoire, à l’origine des prises de conscience ouvrière, écologique, sociale... Elle a produit « le coup de main », « les tontines » et aujourd’hui les « ODD ». Cette loi permet de retrouver légitimement le chemin de la dignité en ne négligeant pas la performance économique nécessaire à nos autonomies.  Convertissez-vous avant qu’il ne soit trop tard ! (Rires) …  Plus sérieusement, dans l’ensemble de nos DROM, nous sommes 5029 entreprises de l’ESS pour un peu moins de 1,5 milliard de masse salariale brute annuelle, un peu plus 55 000 emplois. Et 60% du top management sont des femmes. En vrai, on n’est pas une anecdote, une mode… On est déjà là et utiles aux nôtres !

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 En Polynésie, une loi spécifique sur l’ESS est en cours d’élaboration pour mieux coller aux réalités locales. Comment ESS France accompagne-t-elle ce type d’initiative ?

ESS France Outre-mer accompagne actuellement le gouvernement polynésien dans l’élaboration d’une loi pays sur l’économie sociale et solidaire (ESS), en apportant un appui méthodologique, en partageant des retours d’expérience issus d’autres territoires, et en facilitant les échanges entre pairs. Lorsqu’on légifère dans les Outre-mer, il est essentiel de reconnaître et de valoriser la diversité des formes d’organisation locale, souvent plus informelles, ainsi que d’encourager l’hybridation entre ESS et culture entrepreneuriale propre aux territoires. La loi doit avant tout constituer un levier de reconnaissance et contribuer à consolider et soutenir les dynamiques existantes, plutôt qu’à devenir une contrainte supplémentaire.

On se méfie souvent des copiés-collés et des ambitions d’une institution ou d’une autre. Chacun a sa vision de l’ESS ! Mais la réalité de l’ESS se construit de manière démocratique par les producteurs d’utilité sociale et environnementale au quotidien. Il s’agit d’associations, de coopératives, de mutuelles, de fondations, etc. Nous les écoutons en Polynésie comme nous les écouterons demain en Nouvelle-Calédonie, mais aussi ailleurs. Nous tentons de construire, à partir d’elles, un texte, une norme, un écosystème, une stratégie, qui seront soumis au débat public et amendés. Voilà notre méthode !

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Quels dispositifs et quelles initiatives ont été lancés pour accompagner l’essor de l’ESS dans les territoires ultramarins, et quel premier bilan peut-on en tirer ?

Plusieurs dispositifs ont vu le jour : des appels à projets spécifiques Outre-mer, le soutien du Fonds de développement de l’ESS, ou encore des dispositifs régionaux comme les PTCE (Pôles territoriaux de coopération économique), adaptés localement. Nous constatons que, là où ces dispositifs sont bien relayés et contextualisés, ils ont permis de structurer des dynamiques collectives fortes. Mais des défis subsistent : améliorer l’accès aux financements européens, simplifier l’ingénierie administrative, et mieux former les porteurs de projets à la gestion et à la structuration d’entreprises de l’ESS. Nous portons plusieurs dispositifs de soutien en ce sens.

Souveraineté alimentaire, économie circulaire, traitement des déchets… On observe que l’ESS commence à s'ancrer plus fortement dans les grands enjeux écologiques des Outre-mer. Quels projets ou modèles vous semblent aujourd'hui les plus prometteurs ?

L’ESS est particulièrement bien positionnée pour répondre à ces enjeux. J’ai été impressionné par des projets d’agroécologie portés par des coopératives, des ateliers de revalorisation des déchets pilotés par des structures d’insertion, ou encore des initiatives en circuits courts alimentaires. Les modèles qui allient utilité sociale, protection de l’environnement et création d’emplois locaux sont les plus prometteurs. Ce sont des projets qui répondent à la fois aux besoins économiques et aux défis climatiques propres aux Outre-mer.

 Des chaires de recherche dédiées à l’ESS devraient bientôt émerger dans les Outre-mer, par bassin géographique. Quel sera leur rôle, concrètement ?

Ces chaires auront pour mission de produire des connaissances spécifiques aux réalités ultramarines de l’ESS, de documenter les pratiques innovantes et d’alimenter les politiques publiques. Pour qu’elles irriguent véritablement les dynamiques locales, il faudra garantir un lien étroit avec les acteurs de terrain : organiser des séminaires ouverts, valoriser les recherches appliquées et impliquer les structures de l’ESS dans la gouvernance même de ces chaires.

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La stratégie nationale de l’ESS 2025-2035 est en préparation. Selon vous, quels éléments doivent absolument y figurer pour garantir que les territoires ultramarins y soient pleinement intégrés ?

La stratégie doit reconnaître la singularité des Outre-mer en matière de dynamiques ESS : contraintes géographiques, insularité, vulnérabilités écologiques, diversité culturelle. Elle doit inclure des dispositifs financiers dédiés, une ingénierie renforcée, et favoriser l’émergence de hubs d’innovation sociale adaptés. Elle doit également renforcer la visibilité des Outre-mer au sein des instances nationales de l’ESS et garantir leur participation active à la définition comme au pilotage des politiques publiques.

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En octobre prochain, le Forum mondial de l’ESS se tiendra à Bordeaux, avec une participation attendue des Outre-mer. Comment les territoires s’y préparent-ils et quelles attentes nourrissent-ils vis-à-vis de cet événement à rayonnement international ?

Les territoires ultramarins se mobilisent pour être pleinement représentés : une délégation commune est en préparation, réunissant acteurs institutionnels et opérateurs de terrain. L’enjeu est de valoriser la richesse et la diversité des initiatives ultramarines, mais aussi de porter un message fort : les Outre-mer sont des laboratoires d’innovation de l’ESS à l’échelle mondiale. Ils attendent que ce Forum soit l’occasion de nouer des partenariats internationaux, de renforcer la coopération Sud-Sud et d’affirmer leur place stratégique dans l’économie sociale et solidaire mondiale.

Abby Said Adinani