Outremers 360 poursuit sa série bimensuelle sur les personnalités emblématiques qui ont marqué l’histoire des Outre-mer. Il y a cent ans exactement, le 20 juillet 1925, naissait le psychiatre, essayiste et révolutionnaire martiniquais Frantz Fanon. Analyste des processus d’aliénation découlant de la colonisation, icône de la révolution algérienne où il prit une part active, Frantz Fanon, décédé à 36 ans, laisse derrière lui une pensée dense et complexe, parfois mal comprise, notamment sur la question brûlante des réparations pour l’esclavage.
Est-ce la courte existence du penseur martiniquais, mort à 36 ans, qui a favorisé ce destin si particulier et ce parcours si exceptionnel ? Rien n'est moins sûr. Mais reste que Frantz Fanon aura eu mille vies en une. Une vie trépidante et riche qui l'a amené à faire la guerre avant même de finir ses études et d'exercer le métier qu'il avait choisi. Un métier de médecin-psychiatre qu'il ira pratiquer en Algérie, s'engageant au passage dans le processus de décolonisation entrepris par ce pays.
Très tôt en effet, Frantz Fanon né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France et issu d'une fratrie de huit enfants, est habité par un idéal de justice et de liberté. Des valeurs qui font cruellement défaut à cette époque. Cet idéal le poussera à rallier en 1943 l'armée française de libération et à combattre sous les ordres du général de Lattre de Tassigny. Une guerre au cours de laquelle il sera blessé dans les Vosges. Mais son idéal de justice et de liberté se heurtera assez vite à sa confrontation avec la discrimination ethnique et le racisme.
Après un passage en Martinique où il passera son baccalauréat, il part poursuivre ses études de médecine à l'université de Lyon. Devenu médecin-psychiatre en 1951, il fera son apprentissage dans un hôpital en Lozère où il rencontre le psychiatre François Tosquelles. Une rencontre déterminante pour Frantz Fanon conforté alors dans ses thèses qui considèrent que l'aliénation prend sa source dans l'histoire et que par conséquent les troubles psychologiques des minorités et des colonisés sont les résultats des traumatismes coloniaux. À partir de ces constats et instruit de sa propre expérience de noir minoritaire au sein de la société française, il publie "Peau noire, masques blancs", un pamphlet contre le racisme qui sera mal perçu à sa sortie.
Mais Frantz Fanon n'en a cure, à sa demande il sera envoyé en Algérie en tant que médecin-chef où, au grand dam de ses collègues français, il expérimentera des méthodes modernes de psychiatrie adaptées à la culture et au vécu des Algériens avec une volonté de désaliéner et de décoloniser le milieu psychiatrique algérien. Ce travail de désaliénation et de déculturation ne se limitera pas seulement au niveau psychiatrique puisque Fanon prenant fait et cause pour la lutte des Algériens contre le colonialisme français s'engagera aux côtés de la résistance nationaliste.
Écoutez ► Conférence de Frantz Fanon au premier Congrès des écrivains et artistes noirs (Paris, septembre 1956) sur le thème "racisme et culture"
En rupture de ban avec la France, il remet sa démission de médecin-chef de l'hôpital Blida-Joinville où il exerçait depuis son arrivée en Algérie. Un an plus tard, il est expulsé de ce pays. Il renonce alors à sa nationalité française et part rejoindre le Front de libération nationale (FLN) à Tunis. Plus tard, en 1960, il sera nommé ambassadeur du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA).
Entretemps, il publiera "L'An V de la révolution algérienne" aux éditions François Maspéro. Mais sa grande œuvre sera son manifeste anticolonialiste et tiers-mondiste "Les Damnés de la terre" qui aura inspiré de nombreux mouvements de libération nationale à travers le monde. Un manifeste préfacé par le philosophe Jean-Paul Sartre que Fanon rencontrera à Rome en 1961 peu avant sa mort. Une rencontre qui bouleversera les deux hommes.
Frantz Fanon décède quelques mois plus tard le 6 décembre 1961 dans un hôpital du Maryland aux États-Unis, avant la proclamation de l'indépendance de l'Algérie pour laquelle il s'était tant engagé. Il avait 36 ans. Selon ses vœux, il sera inhumé en terre algérienne où aujourd'hui encore son héritage philosophique et politique reste encore très vivace comme d'ailleurs en Martinique, son pays natal, où un mémorial et une avenue soulignent sa stature de héros martiniquais.
En France hexagonale, la pensée de Fanon fait toujours débat à cause de ses prises de positions supposées subversives notamment dans les milieux d'extrême droite. Mais, en dépit de ces exceptions, ses thèses trouvent encore de nos jours un certain écho et il reste aux yeux de beaucoup à travers le monde comme le chantre de l'anticolonialisme et une figure majeure de l'antiracisme. Une reconnaissance ô combien légitime pour celui dont le seul devoir est de "ne pas renier sa liberté au travers de [ses choix]."

Un humaniste qui ne voulait pas de réparations pour l’esclavage
Frantz Fanon était avant tout un humaniste préoccupé par le bien-être et l’avenir de l’humain, sans distinction de couleur ni de genre, et toute son œuvre fut traversée par cette considération. Au point de susciter quelques incompréhensions, notamment sur la question de l’esclavage. À l’heure où les mouvements pour exiger des réparations ont pris de l’ampleur et se multiplient au sein des communautés anciennement esclavagisées, il est intéressant de rappeler la position de Fanon - très souvent ignorée - sur le sujet. Brève, certes, elle est pourtant très claire.
On la retrouve dans la conclusion de « Peau noire, masques blancs », son premier ouvrage publié en 1952, où l’auteur exhorte « Nègres et Blancs » à ne pas se laisser enfermer « dans la Tour substantialisée du Passé ». « Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race. Je n’ai ni le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués », écrit Fanon. Qui poursuit : « Vais-je demander à l’homme blanc d’aujourd’hui d’être responsable des négriers du XVII siècle ? Vais-je essayer par tous les moyens de faire naître la culpabilité dans les âmes ? »
Pour le psychiatre martiniquais, l’erreur serait de se laisser « ancrer », même s’il reconnaît que « le malheur de l’homme de couleur est d’avoir été esclavagisé ». « Je suis nègre et des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur mes épaules », dit-il. Cependant, « je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères », ajoute-t-il. La liberté authentique, selon Fanon, réside dans le dépassement de ce qu’il nomme « la densité de l’Histoire » : « moi, l’homme de couleur, dans la mesure où il me devient possible d’exister absolument, je n’ai pas le droit de me cantonner dans un monde de réparations rétroactives », conclut-il.
► À lire aussi
Cinéma - Jean-Claude Barny : «Fanon, un film tourné vers l'universel»
EB et PM