Vieillissement de la population, précarité croissante chez les jeunes, inégalités d’accès aux soins… L’Établissement public de santé mentale de la Guadeloupe (EPSM) alerte sur un système de plus en plus fragilisé. Seule structure publique en charge de la psychiatrie sur le territoire, l’EPSM doit faire face à des difficultés croissantes dans un contexte de pression constante. Ayant perdu sa certification, l’établissement doit également se préparer à un nouvel audit prévu pour mars 2026. Autant de défis qu’Ida Jhigaï, directrice de l’EPSM, et son équipe comptent bien relever.
C’est dans un document intitulé « Un point à date de la santé mentale publique en Guadeloupe » que l’Établissement public de santé mentale livre une photographie sans détour de la situation actuelle du secteur. Dans cette note d’une dizaine de pages, les grandes lignes d’un système de soins psychiatriques sous pression sont analysées, chiffres et tableaux à l’appui.
« La prise en charge de la santé mentale en Guadeloupe fait face à des évolutions sociodémographiques », peut-on lire en introduction. « Ces évolutions sont le fait de la conjonction de trois éléments : la baisse progressive et attendue de la population, toutes tranches d’âge confondues (hormis les 0-17 ans) ; le vieillissement de la population, avec une part de plus en plus forte des 60-74 ans ; la précarité ». « Tous ces éléments constituent un terreau propice à des formes de violence sociale pouvant exacerber la survenue de troubles psychiques et contribuer, par ailleurs, à la connotation péjorative et stigmatisée de la psychiatrie sur le territoire », est-il encore écrit un peu plus loin.

Le document souligne encore l’impact de ces conditions de vie sur la prise en charge à long terme, mettant en exergue les difficultés à ouvrir des droits sociaux, les retards de diagnostic, les ruptures de suivi ou encore les rechutes fréquentes. Pour Ida Jhigaï, directrice de l’EPSM, la Guadeloupe concentre des populations vulnérables et des pathologies complexes, sans pour autant bénéficier d’un niveau de structuration à la hauteur de ses besoins. « Ce n’est pas un problème de nombre de professionnels, c’est un problème de structures adaptées », insiste-t-elle. Ce déficit structurel contraint certains patients, notamment les enfants atteints de troubles du spectre autistique ou présentant des troubles psychiatriques sévères, à être envoyés en Belgique, faute de solution adaptée sur le territoire.
Problème de structures
Le constat est répété à plusieurs reprises. Malgré les besoins recensés, la Guadeloupe ne dispose d’aucune unité pour malades difficiles (UMD), ni de foyer d’accueil médicalisé (FAM), ni de maison d’accueil spécialisée (MAS), ni d’EHPAD psychiatrique. Il n’existe pas non plus d’unité fermée dédiée aux patients en situation judiciaire ou en crise aiguë, rappelle encore la directrice de l’EPSM. « Aujourd’hui, tous les détenus de Guadeloupe sont hospitalisés ici, sans unité adaptée. Cela nous oblige à des mesures de sécurité internes, comme l’isolement, car nous ne pouvons pas garantir qu’un patient ne s’évade. C’est une mesure qui ne repose pas sur le soin, mais sur des contraintes logistiques. Nous n’avons pas les moyens de faire autrement. » En 2022, 22 patients détenus ont été hospitalisés à l’EPSM. Ils étaient 67 en 2024.
Le manque de moyens n’est pas que logistique. En 2024, la Haute Autorité de Santé n’a pas renouvelé la certification pour la qualité et la sécurité des soins, pointant des conditions d’accueil insuffisantes, la non-conformité de certaines pratiques ou encore un « manque d’affichage des droits » ... Pour la directrice de l’EPSM, le contexte doit être étudié dans sa globalité. « On nous évalue avec les mêmes grilles qu’un établissement dans l’Hexagone, mais avec des moyens qui n’ont rien à voir. Si on a perdu la certification, c’est d’abord parce qu’on n’a pas les structures adaptées. » Un nouvel audit est prévu pour mars 2026.

Consciente des limites de son maillage territorial, la direction de l’EPSM Guadeloupe voit en La Réunion un modèle à suivre. « L’EPSM de La Réunion a réussi, en une décennie, à moderniser son offre et à construire une logique de parcours plus cohérente. » Pour mieux comprendre cette évolution, Une délégation guadeloupéenne s’était d’ailleurs rendue sur place. « On a passé une semaine à regarder comment c’était fait. On s’est beaucoup inspirés du modèle pour faire une proposition à l’ARS de Guadeloupe. On a proposé deux centres de santé mentale par secteur. Chaque centre regrouperait les services adultes, les services enfants, l’addictologie et les consultations avancées. Ce seraient aussi des lieux de formation et de coordination. » Le projet est en attente et a été soumis à l’évaluation de l’Agence Nationale d’Appui à la Performance des établissements de santé et médico-sociaux (ANAP).
Un contexte budgétaire contraint
Malgré les carences structurelles, l’Établissement public de santé mentale de Guadeloupe a lancé plusieurs initiatives depuis 2023, en s’appuyant sur des réorganisations internes et des partenariats locaux. Mais la plupart de ces projets sont menés sans financements fléchés de l’Agence régionale de santé (ARS). « On a créé quatre pôles cliniques : un pôle adultes Basse-Terre, un pôle adultes Grande-Terre, un pôle intersectoriel et un pôle enfants-adolescents. Ça nous permet de mutualiser les équipes, de redéployer les compétences, et surtout de développer des projets transversaux. »
Cette nouvelle structuration a facilité le lancement de dispositifs inédits sur le territoire. Parmi les actions les plus notables figure la création de deux équipes de désescalade de la violence, dont la mise en œuvre est prévue pour septembre 2025. « Ces équipes sont là pour aider les soignants à analyser les situations d’isolement et de contention, et à proposer des alternatives. Elles interviendront dans tous les services, à la demande. C’est une première en Guadeloupe. » D’autres projets ciblent des publics spécifiques, en particulier les adolescents. Une nouvelle équipe mobile « adolescents » a été créée, en complément de celle déjà en place.

L’objectif : aller vers les jeunes en rupture avec les institutions scolaires ou familiales. En parallèle, l’EPSM a renforcé la psychiatrie de liaison dans les maternités et les services de pédiatrie des deux centres hospitaliers, notamment pour dépister plus tôt les troubles psychiques périnataux. Une nouvelle antenne du Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie a également été ouverte, et des consultations avancées ont été lancées avec le soutien des municipalités. « On a signé des conventions avec les mairies. Ce sont elles qui nous prêtent les locaux. Nous, on met les soignants. C’est du gagnant-gagnant. Mais ça repose, encore une fois, sur des partenariats de terrain, pas sur une stratégie régionale. »
Un soutien clair de l’État
Côté ressources humaines, l’établissement a entamé un travail de fond avec les syndicats pour construire un accord local unique, en lien avec la direction du Centre hospitalier de Basse-Terre. Tous ces projets ont été engagés avec le soutien ponctuel de l’AFD (Agence française de développement) ou de partenaires locaux. « On ne peut pas faire reposer toute la transformation de la santé mentale en Guadeloupe sur la bonne volonté d’un établissement. Ce n’est pas soutenable dans le temps », alerte Ida Jhigaï, qui rappelle également que le projet de relocalisation du site, qui est pour le moment dans l’enceinte de l’ancien CHU, à l’abandon depuis le déménagement des services vers les nouveaux locaux, est toujours attente.
« On sait très bien qu’on est situé sur une zone sensible. À terme, ça peut devenir dangereux pour l’EPSM de rester tout seul dans cette friche hospitalière. On sera seuls, avec des bâtiments vides autour, sans soutien médical immédiat. Si un patient fait un malaise grave, on ne peut même pas appeler un service d’urgences à proximité ». Ce projet dont l’investissement est estimé entre 100 et 150 millions d’euros, repose sur un montage financier combinant vente de patrimoine, emprunt, et cofinancement par l’État. Mais à ce jour, aucun arbitrage n’a été rendu. « L’ARS est plutôt favorable, mais elle n’a pas les moyens. On attend un engagement de l’État. On a besoin que ce projet soit porté politiquement ».

Pour la direction, cette relocalisation est plus qu’un enjeu immobilier : elle conditionne la réussite de la transformation du service public de psychiatrie en Guadeloupe. « On ne pourra pas réussir la prochaine certification si on n’a pas un soutien clair de l’État. Il faut que les pouvoirs publics nous disent s’ils veulent, oui ou non, d’un hôpital psychiatrique public en Guadeloupe. On ne peut plus attendre. »
L’urgence, c’est aussi cette réalité encore peu documentée : entre 2023 et 2024, six meurtres ont été commis par des personnes diagnostiquées schizophrènes ou supposées l’être, selon les informations données par la direction. « Il y a une montée de la violence, une montée de la marginalité et nous n’avons pas les infrastructures pour répondre à ça. Nous pouvons passer à côté de situations qui, à terme, s’avèreront très compliquées, » conclut Ida Jhigaï.
Abby Saïd Adinani