L’intelligence artificielle au service de l’économie réelle des Outre-mer

Image de Une générée par Johan Equixor via la plateforme d’IA Midjourney

L’intelligence artificielle au service de l’économie réelle des Outre-mer

En mars 2023, des experts du secteur de l'intelligence artificielle ont appelé, dans une lettre ouverte, à une pause de six mois dans le développement des systèmes d'IA générative. Parmi ces experts, Elon Musk, propriétaire de X (anciennement Twitter) et fondateur de SpaceX et de Tesla, a exprimé ses craintes envers des IA incontrôlables qui pourraient surpasser l'être humain à terme. Un an plus tard, alors que s’ouvre la 8ème édition de Vivatech, beaucoup continuent de s’interroger sur l’avenir que semble vouloir nous dessiner cette innovation de rupture, entre emballement technologique et nécessité de réglementer pour les uns, et enthousiasme sans limite pour les autres face à l’émergence de cette IA que l’on qualifie désormais de nouvelle révolution industrielle. Zoom sur la place des Outre-mer dans le combat que se livrent les géants mondiaux de l’IA, avec le regard d’expert de Yannick Berezaie, Directeur Général d’ISODOM.

 

« 'L’homme domine la terre car nous sommes l'espèce la plus intelligente. Mais pour la première fois on peut s'attendre à ce que des machines soient plus intelligentes, bien plus intelligentes que l'homme », c’est par ces mots qu’Elon Musk a conclu son intervention face au 4.500 participants réunis au sein du Dôme de la Porte de Versailles à Paris à l’occasion de la 7ème édition de Vivatech en mai 2023. Cette vision exprimée par l’un des dirigeants les plus influents au monde, projette des perspectives à l’échelle mondiale, voire spatiale, qui interrogent sur le rôle que va pouvoir jouer la France dans cette course effrénée vers un avenir toujours plus incertain.

En outre-mer, l'intelligence artificielle présente de réelles opportunités de développement économique et sociétal, notamment autour de modèles qui peuvent être imaginés pour répondre aux besoins particuliers de nos territoires : gestion des risques naturels, préservation de la biodiversité, production d’énergie, optimisation des déplacements, etc… Tour d’horizon des forces en présence et des premières initiatives prometteuses d’IA spécifiques développées par des acteurs ultramarins engagés et responsables.

Les acteurs réunionnais de l’IA s’organisent en posant les bases d’une filière structurée et audacieuse

Anaïs Sery, co-fondatrice de l’association Intelligence Artificielle Réunion (IAR) et désormais Directrice Générale de Digital Réunion, fait très régulièrement le constat de la difficulté d'expliquer les enjeux de l’intelligence artificielle de manière accessible à ceux qui ne sont pas formés. « Dans mon entourage proche, je connais des gramounes qui faute d’être suffisamment bien informés, me témoignent de leur inquiétude concernant l’avenir de leurs enfants ou de leurs petits-enfants au regard des dérives que peuvent engendrer de telles innovations, notamment en termes d’éthique et de respect de la vie privée ».

Anaïs Sery & Johan Equixor– co-présidents de l’association Intelligence Artificielle Réunion

« Il est difficile d'expliquer les enjeux de manière accessible à ceux qui ne sont pas formés, générant des ressentis extrêmes entre rêve et désespoir », constate Anaïs Sery, qui souligne le choix fait par Simplon, l’école présente en outre-mer et qui forme aux métiers du numérique dans toute la France et à l’international, de participer en avril dernier à la semaine de l’IA. Cette semaine était l’occasion de faire dialoguer les acteurs publics, les acteurs privés et le grand public tout en favorisant l’accès à la formation par des challenges, des sessions d’acculturation et le partage de connaissance.

La mise en place de programmes de formation en IA dans les écoles et universités locales peut effectivement préparer les jeunes à des carrières dans ces technologies. Au-delà de cette nécessité de développer de vrais parcours de formation, Anaïs Sery se sent également investie d’une mission qui vise à mieux informer le plus grand nombre sur le sujet de l’IA dont les enjeux restent encore aujourd’hui mal connus des non-experts. La raison d’être de l’association qu’elle co-fonde alors avec Johan EQUIXOR, consultant en marketing digital et ancien journaliste passionné de nouvelles technologies, devient pour eux une évidence : « faire connaître et comprendre les outils d’Intelligence Artificielle pour aider le grand public, les professionnels et les institutions à mieux appréhender ces technologies ».

« Au tout début, nous nous sommes retrouvés Johan et moi, face à des détracteurs qui étaient loin d’être convaincus par l’intérêt de notre démarche, mais les adhésions, Sery compris par les acteurs institutionnels, ont finalement rapidement suivi », constate Anaïs Sery qui a alors mobilisé son réseau pour fédérer les premiers acteurs convaincus afin d’en faire de vrais ambassadeurs de la cause. « On doit passer d’une dynamique de détracteurs mal informés, à la mobilisation d’influenceurs éclairés, capables de dépassionner les débats et de faire avancer les projets » souligne Anaïs Sery, convaincue qu’il était urgent de « tordre le cou au phénomène grandissant d’IA washing ». Quelques mois plus tard, l’association Intelligence Artificielle Réunion compte plus de 70 adhérents et déploie une feuille de route co-construite autour des problématiques pratiques rencontrées par les principaux acteurs du territoire : Nécessité de démocratiser l’IA par l’organisation de différents événements et rencontres pour que chaque réunionnais puisse comprendre et maîtriser ces outils. Être au cœur du déploiement de l’IA dans les entreprises en encouragent et en accompagnant la transformation digitale des acteurs économiques par l’adoption d’une IA adaptée à leur contexte et génératrice de performance pour leurs entreprises ; S’ouvrir à l’international et apporter le meilleur de l’IA mondiale à La Réunion en ouvrant des collaborations avec les acteurs de la zone Océan Indien et des Outre-mer. 

C’est justement pour accompagner cette dynamique au national comme à l’international, que la Région Réunion a souhaité renouveler sa présence au Salon Vivatech en 2024, avec une délégation composée de startups (dont certaines étaient déjà présentes l’année dernière), accompagnées de partenaires du monde économique et d’entreprises arborant pour l’occasion la toute nouvelle marque territoriale - La Réunion, à la rencontre des mondes - un outil d'attractivité qui doit servir de bannière à l'île pour accompagner l'internationalisation de ses entreprises et attirer des investissements. « Privilégier les parcours locaux tout en s'inspirant d'initiatives venues ailleurs, est une démarche inclusive qui est au cœur de notre feuille de route » rappelle Anaïs Sery, justifiant que Digital Réunion mobilise de nouveau son équipe pour ce qui est devenu le 1er salon de la tech et de l’innovation au monde, Vivatech devançant désormais le CES de Las Vegas en termes de fréquentation. 

Pour une IA plus éthique et représentative du vivre ensemble réunionnais.

Qui dit IA, dit algorithmes et plateformes de plus en plus gourmandes en data. Cela fera sans aucun doute partie des thématiques abordées à Vivatech cette année encore, dans un contexte d’ouverture internationale et de mondialisation qui globalise les analyses et efface les spécificités culturelles, religieuses ou de genres. Ces phénomènes, sont démultipliés par les IA selon Anaïs Sery qui rappelle « l’importance du libre arbitre et de la définition des frontières culturelles pour éviter le rejet de ces nouvelles technologies qui feront quoi qu’il arrive partie de notre quotidien demain ».

« Concevoir une IA éthique et responsable, garante de l’épanouissement et respectueuse des libertés de chacun n’est pas seulement une affaire de technologie » souligne Anaïs Sery, mais c’est avant tout une affaire d’humanité. « Nous veillons à ce que son développement à La Réunion se fasse de manière responsable et bénéfique pour notre île ».

Lorsque l’on interroge ChatGPT, l’IA générative pionnière désormais adoptée par des millions d’utilisateurs dans le monde, sur sa définition de ce représente l’identité réunionnaise, l’algorithme répond : « L'identité réunionnaise est un concept complexe et dynamique qui résulte de l'histoire unique de l'île de La Réunion (…) et qui se caractérise par une mosaïque de cultures, de langues, de religions et de traditions, issues de l'immigration et de la colonisation. ».

La complexité de ce concept d’identité réunionnaise rattaché au vivre ensemble que relève ChatGPT, montre les limites d’une technologie essentiellement basée sur des algorithme apprenants alimentés par des bases de données globales. Ces ogres de data présentent souvent des biais dans le contenu qu’ils produisent, notamment s’agissant du genre, des origines ethniques ou des inspirations religieuses. Suite notamment à des retours d'utilisateurs testeurs, des actions correctrices ont d’ailleurs été apportées par OpenAI, éditeur de la plateforme ChatGPT, afin de procéder à des ajustements qui visent à réduire ces biais.

Les modèles de diffusion utilisés pour générer des images posent également des problèmes de représentation des différentes ethnies, ces modèles étant basés sur des statistiques et ne représentant pas la vérité absolue. Anaïs Sery insiste sur un point qui lui tient tout particulièrement à cœur : « Le plan d’action de notre association doit passer par une diversification des sources d’information couplée à l’enseignement d’un esprit critique indispensable pour faire le tri dans tout ce qui se dit aujourd’hui sur l’IA et tout ce que les IA génératives produisent comme contenu ». Le seul moyen selon elle d’incarner le vivre ensemble réunionnais dans le paysage de ces IA de masse.

Et pourquoi pas un « ChatGPT péi » ?

Malgré les défis d'infrastructure, de compétences et de financement, une IA générative locale peut tout à fait avoir sa place dans le concert des géants mondiaux, c’est en tout cas la conviction qui anime Stéphane Masson, fondateur de la startup DUKE, une solution de Data gouvernance simple, intuitive et intelligente qui a l’ambition de démocratiser l'analyse des données chiffrées dans les entreprises. La startup réunionnaise a présenté son innovation en avant-première le 26 mars dernier au Village by CA de La Réunion, devant une cinquantaine de curieux plutôt convaincus par la prouesse technologique.

Lancement officiel de la plateforme DUKE, le 26 mars 2024 au Village by CA Réunion

Le cœur de son innovation réside dans une IA propriétaire qui permet les requêtes en langage naturel, simplifie l’analyse des données et rend les informations accessibles à toutes les fonctions de l’entreprise. Cela bouleverse les approches BI traditionnelles et vise à modifier considérablement le paysage du marché. La startup sera présente à Vivatech cette année sur le pavillon de la Région Réunion afin de partager sa solution innovante avec le plus grand nombre et de trouver des leviers d’accélération nécessaires à son développement.

Et la planète dans tout ça ? Les Antilles-Guyane ont la réponse !

Contrairement aux idées reçues, notamment chez le grand public, l’industrie du digital n’est pas seulement virtuelle ou immatérielle, le numérique c’est avant tout 34 milliards d’appareils connectés dans le monde. L'impact environnemental des requêtes IA est quant à lui souvent mal analysé.

Selon Stéphane Selbonne, fondateur de la startup SPOCONLINE, entreprise guadeloupéenne spécialisée dans le développement de solutions de communication digitales dans le domaine des villes intelligentes, les IA de la Green Tech constituent une voie intéressante à explorer pour imaginer un numérique plus responsable et placé au cœur des problématiques environnementales des territoire ultramarins et de leurs habitants.

Ancien trésorier de la French Tech Guadeloupe, Stéphane Selbonne observe une accélération croissante dans les Antilles-Guyane en matière d'adoption de l'Intelligence Artificielle dans les projets innovants. « L’IA, est devenue une évidence » selon Stéphane Selbonne pour qui cette accélération prend une trajectoire pragmatique, centrée sur les besoins locaux. « Les projets d'IA se déploient pour répondre à des problématiques concrètes, notamment en matière d'aménagement du territoire et d'environnement », précise Stéphane Selbonne qui estime que les projets d’IA en outre-mer doivent être complémentaires de plateformes plus globales que l’on voit déjà aux avant-postes de faiseurs d’IA dans le monde.

Son projet de plateforme digitale permet de prendre le pouls de l’état de santé de la ville. Il se compose d'une plateforme permettant par exemple à ses usagers de recevoir et d'émettre, en temps réel, des informations concernant le trafic et ainsi de contribuer à un modèle de déplacement plus vertueux. Cette technologie basée sur des abribus intelligents permet de générer de la data afin de monitorer plus finement de nombreux aspects de la vie quotidienne des citoyens et ainsi adapter les politiques publiques d’aménagement à la réalité du terrain. La plateforme permet enfin de calculer des indices de qualité de vie et d’activité économique et participe ainsi au développement de la ville intelligente de demain.

Exemple d’abribus doté de capteurs intelligents pour améliorer l’expérience des voyageurs

Ensemble on va plus loin

A l’échelle de la zone Antilles-Guyane, certaines entreprises privées se positionnent sur les marchés publics en proposant des outils d'aide à la décision spécifiquement adaptés aux défis locaux. Cette approche témoigne d'une prise de conscience croissante de l'importance de l'IA dans la résolution des problèmes régionaux, en mettant l'accent sur l'efficacité et la pertinence des solutions proposées. La collaboration entre le secteur privé et les institutions publiques ouvre de nouvelles perspectives pour une utilisation plus étendue et stratégique de l'IA dans les Antilles-Guyane, contribuant ainsi au développement durable et à la résilience des territoires insulaires.

L'IA peut stimuler l'innovation locale, favoriser la création d'emplois qualifiés et attirer des investissements. Elle peut également être un moteur de croissance pour les secteurs traditionnels comme l'agriculture, la pêche, et le tourisme en améliorant l'efficacité et en ouvrant de nouvelles perspectives. A titre d’exemple, Stéphane Selbonne fait référence au projet de Sébastien Luissaint, Président de la French Tech Guadeloupe et de la Technopole I-NOVA, qui propose une solution digitale complète d'optimisation des processus de productions agricoles. La startup MYDITEK qu’il a fondée en 2016, a réussi sa première levée de fonds en juin 2022 pour près de 1,5 million d'euros. La société dispose désormais de bureaux en Guadeloupe, en région parisienne et en Afrique. Elle obtenu le prix spécial Outre-mer lors de la dernière édition du concours de startups #TechForFutur en mars 2023.

Selon Stéphane Selbonne: « La pérennité des modèles économiques de nos startups ultramarines passera forcément par une politique active de collaboration entre nos territoires ». Stéphane Selbonne fait ainsi le pari que l’intelligence collective des partenariats entre les territoires d’outre-mer puisse augmenter la pertinence des projets par la mise en commun de retour d’expérience de chacun. 

L'IA en outre-mer offre de nombreuses possibilités pour stimuler le développement économique, améliorer les services publics et renforcer les compétences locales. Toutefois, il est essentiel de surmonter les défis liés au financement, à la formation et à l'adaptation culturelle pour rendre ces technologies durables et respectueuses de l’humain. En combinant ses atouts naturels, son engagement en matière d'éthique, ses efforts de formation, et sa coopération régionale et internationale, les territoires d’outre-mer sont bien placés pour jouer un rôle important dans le développement des solutions s’appuyant sur l'intelligence artificielle. En combinant innovation, éthique et inclusion, les Outre-mer peuvent naturellement imaginer une nouvelle manière expérimenter ces technologies au service de l’humain et de son environnement.

Par Yannick Berezaie, Directeur Général d’ISODOM.