INTERVIEW EXCLUSIVE. « On peut tous avoir un rôle à jouer pour rompre » les violences, assure Aurore Bergé, deux jours avant un déplacement dans l’océan Indien

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INTERVIEW EXCLUSIVE. « On peut tous avoir un rôle à jouer pour rompre » les violences, assure Aurore Bergé, deux jours avant un déplacement dans l’océan Indien

La ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations, Aurore Bergé, sera en déplacement à La Réunion à Mayotte du vendredi 19 au lundi 22 décembre. Pour l’occasion, la ministre a répondu aux questions d’Outremers360, à la fois sur ce déplacement et les annonces qui y seront faites sur les discriminations à l’emploi ou la place de l’égalité femmes/hommes dans la refondation de Mayotte, mais aussi sur la situation des violences faites aux femmes et des violences conjugales en Outre-mer. 

Outremers360 : Vous vous rendez à La Réunion et à Mayotte, quel est l’enjeu de cette visite ?

Aurore Bergé : Ce sera mon deuxième déplacement à La Réunion, mais mon premier fois à Mayotte. C'était important pour moi d'aller dans ces deux territoires. 

À La Réunion, à la fois pour contrôler et vérifier ce que j'avais pu annoncer il y a 18 mois, et être sûre que les annonces faites sont suivies d’actions. C'est plutôt sur le volet de la lutte contre les violences faites aux femmes. J’aurais aussi des annonces à faire, puisque je lance une grande initiative sur la question de la lutte contre les discriminations et je tenais à la lancer en Outre-mer.

Il se trouve que La Réunion est département ultramarin le plus peuplé, donc ça me paraissait légitime de pouvoir le faire là-bas, en lien avec les acteurs économiques et associatifs. Et puis, ce n'est pas une date totalement choisie au hasard : le 20 décembre, ça correspond aussi à la date anniversaire de l'abolition de l'esclavage à La Réunion. C'est mon ministère qui porte la question de la mémoire de l'esclavage et ça va me permettre aussi de m'exprimer sur ce sujet.

Pour Mayotte, la date de cette visite correspond quasiment aussi aux commémorations du triste anniversaire du cyclone Chido. On avait déjà une situation qui était extrêmement préoccupante sur la question des violences faites aux femmes, des violences faites aux enfants, du proxénétisme et des réseaux criminels que cela engendre. Ce déplacement sera l'occasion, à la fois de rencontrer celles et ceux qui se battent sur place pour lutter contre ces réseaux-là, et puis aller voir les chantiers de reconstruction, parce que ça me paraissait incontournable aussi de montrer que l'État est bien présent.

Quelles sont ces annonces concrètes que vous souhaitez y faire ? 

D’abord, la première annonce est en lien avec l'initiative que je lance à partir d'aujourd'hui, et notamment à La Réunion, qui est en deux phases. La première, c'est comment on mesure l'état des discriminations en France, à la fois la question du sexe, homme/femme, le prénom, le nom de famille et l'adresse.

Aujourd'hui, je pense que l’une des plus grandes des discriminations, en tout cas, ce qui parfois donne le sentiment qu'on ne vit pas dans le même pays, c'est la question de l'adresse : « Je ne suis pas allé au bon endroit, ou je ne vis pas au bon endroit ». Et on le voit dans l'accès à l'emploi.

C'est pour ça qu'on lance ces 4 000 CV qui vont répondre à 4 000 offres d'emploi, et avec des CV dont on va changer les critères : le sexe, le prénom, le nom de famille et l'adresse. Ce seront les mêmes CV, les mêmes compétences, les mêmes études, mais on change un ou deux de ces critères pour voir où se trouve la discrimination : est-ce que c'est plus ou moins facile si je suis un homme, si je suis une femme, si je vis en Outre-mer ou en Hexagone, dans un petit village ou en banlieue et en fonction de comment je m'appelle, nom et le prénom, parce que le prénom, c'est parfois plus de choses encore que le nom de famille.

On publiera les résultats de cette étude indépendante dans six mois. Entre temps, et ce sera la deuxième phase : profiter de cette période entre le lancement et les résultats pour aller dans chacune des régions de France pour consulter, en commençant par l'Outre-mer et par La Réunion.

Consulter les entreprises notamment. On a plus de 30 000 entreprises qui ont accepté d'être parties prenantes dans cette grande consultation nationale, qui vont venir à la fois démontrer ce qu'elles peuvent faire, ce qu'elles font déjà, identifier avec nous les freins, ce qui n'a pas encore pu fonctionner parce qu'il y a des freins législatifs, réglementaires ou parfois culturels, pour démontrer que sur tous les territoires, il y a des solutions innovantes qui existent, et les valoriser. 

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On a besoin d'optimisme dans ce pays. Il y a suffisamment de fractures, de divisions des Français. Moi, j'essaie de prendre un peu le contrepied et de se dire qu'il y a une capacité à être Français, à faire ensemble. C'est pour ça qu'on a appelé cette opération « Talent de France » : pour montrer qu'il y a des talents et qu’elles et ils sont partout dans la République française.

Sur Mayotte, nous ferons un point sur les chantiers de reconstruction et nous avancerons sur la lutte contre la prostitution. Je vois fleurir beaucoup d'idées de gens qui n'y connaissent à peu près rien sur le sujet. Je pense à la proposition du RN, de l'extrême droite, sur ce qu'on appelle les maisons closes. Il faut avoir en tête que quand on parle de prostitution, de proxénétisme, on parle de traite des êtres humains, on parle de réseaux criminels, on parle de réseaux mafieux. C'est destructeur pour ceux qui sont dans ces réseaux et ça pourrit aussi la vie de ceux qui sont dans ces quartiers ou dans ces territoires et qui en font les frais. Nous devons à la fois protéger les personnes qui sont dans ces réseaux et les aider à en sortir définitivement.

Donc, on ira voir concrètement comment les contrôles se passent, comment ils s'opèrent, notamment en bateau parce que la situation de Mayotte justifie évidemment les outils qui ne sont pas totalement les mêmes qu'en Hexagone. 

Vous évoquez un point sur les chantiers de reconstruction, mais est-ce que les questions liées à l’égalité entre les femmes et les hommes sont assez prises en compte dans la refondation de Mayotte ? 

Évidemment, et en lien avec la ministre des Outre-mer. Il faut être très au clair : il n'y a pas de reconstruction possible si les femmes ne sont pas impliquées. C'est comme partout : il n'y a pas de performance économique, il n'y a pas d'attractivité, il n'y a pas de possibilité, ni économique ni sociale, si à un moment, les femmes ne sont pas au cœur de la décision qui va aussi les concerner.

Avant le cyclone, on était déjà sur un département, une région qui était particulièrement concernée sur le sur le champ des violences, notamment des violences sexuelles faites aux femmes et aux enfants, et sur le plan d'inégalité. On voit que les femmes, notamment à Mayotte, sont plus diplômées que les hommes, sauf qu'elles sont encore plus victimes du chômage que les hommes. Elles ont encore moins de possibilités d'évolution professionnelle et d'accès professionnel.

Il faut que la reconstruction soit plutôt un levier de transformation positif sur le champ de l'égalité, de l'accès à l'école, à l'emploi, et sur la manière avec laquelle on identifie des partenaires qu'on va venir financer, accompagner pour garantir d'avoir des réseaux sur place qui vont, à leur tour, accompagner les femmes. 

On est en plein débat budgétaire et j'ai obtenu qu'on ait des crédits supplémentaires en 2026 pour les associations et les acteurs, mais en mettant deux priorités : l'ultra ruralité et l'outre-mer. Nous devons aller vers les publics les plus éloignés des centres de décisions. Ça veut dire qu'il faut mettre en place des réseaux itinérants. Et ça, c'est notamment ce que je veux faire évidemment à Mayotte. 

Récemment, vous avez, avec le ministre de la Ville et du Logement, demandé aux préfets de faciliter l’accueil des femmes victimes de violences -y compris celles victimes de prostitution- dans des lieux d’hébergement d’urgence. Est-ce qu’ils sont suffisamment nombreux ces lieux ? Est-ce que les associations locales sont sollicités pour ces mises à l’abri ? 

On a fait ce qu'on appelle une circulaire, une instruction à tous les préfets de France, sur les publics qui sont plus prioritaires que d'autres sur l'accès à l'hébergement d'urgence. On a multiplié par deux les places en hébergement d'urgence pour les femmes victimes de violence. On est passé de 5 000 à 11 000 places à travers la France, y compris en Outre-mer. Tous les départements français, tous les territoires français sont concernés par l'augmentation des places d'hébergement.

On peut le voir de manière positive : on a plus de femmes qui sont prêtes à partir, mais pour qu'elles partent, il faut qu'elles soient dans de bonnes conditions. Ce que la circulaire change, c'est de garantir qu'elles puissent avoir accès à l'hébergement d'urgence, même si elles n'ont pas encore fait le dépôt de plainte, c’était fondamental. Parce qu'en général, qu'est-ce qui se passe quand vous subissez des violences et quand enfin, vous faites le cheminement personnel, intime, de dire « je suis prête à partir, je suis prête à porter plainte » ? C’est que vous pensez au jour d'après.

Il se passe quoi l'heure d'après ? Il se passe quoi le jour d'après le dépôt de plainte ? Si vous n'avez pas de logement, vous faites comment ? Vous retournez au domicile alors que vous venez de porter plainte ? C’est impossible. Alors, vous renoncez à porter plainte, à partir.

Donc on donne instruction aux préfets d’accueillir en hébergement d’urgence les femmes -et leurs enfants- dès qu’on sait qu’elles sont victimes, et avant même de porter plainte, avec l’aide aussi des associations qui les connaissent et savent les risquent qu’elles encourent. Tout cela donne beaucoup plus de sécurité aux femmes.

En juillet dernier, vous étiez en visite en Guyane, en Martinique et en Guadeloupe, où vous avez annoncé la possibilité pour les femmes victimes de violences de porter plainte à l’hôpital. Avez-vous un retour de ce dispositif ?

C'est un dispositif qui est essentiel. On fait deux choses. Il y a la possibilité de porter plainte à l'hôpital et il y a aussi, pour la question des violences sexuelles, la possibilité de venir recueillir les preuves, même si on n'est pas prêtes tout de suite à porter plainte. Ça permet d'avoir des preuves.

On peut attendre jusqu'à trois ans avant de porter plainte, parce qu'après, il y a des raisons scientifiques qui font qu'on ne peut pas aller au-delà. Mais les femmes ont ce délai de trois ans, de réflexion supplémentaire, pour se dire : « Est-ce que oui ou non, je vais jusqu'au dépôt de plainte ? ». Ça veut dire que ce sont ensuite des éléments qui pourront, dans le cas d'une procédure judiciaire, être utilisés.

Et on en voit des effets très concrets : c'est moins difficile de franchir la porte d'un hôpital pour venir porter plainte. C'est moins intimidant, on vous remarque moins, on vous identifie moins. Et donc une femme qui va venir à l’hôpital, parce qu'elle porte sur elle -ou pas- les violences qu'elle a subies (physiques, sexuelles, psychologiques ou économiques), sait qu'elle va trouver face à elle des professionnels formés.

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Il y a des lieux, je les ai visités, qui sont mis à part, spécialement organisés, affectés pour recueillir le dépôt de plainte. Immédiatement, les personnels soignants et administratifs formés vont pouvoir l'accueillir, l'orienter, prévenir soit commissariat, soit gendarmerie, venir pour recueillir la plainte. 

Ce qui veut dire, là encore pour éviter qu'elle renonce à l'idée de porter plainte, qu’on ne lui dit pas : « Écoutez, vous êtes venu à l'hôpital, vous avez fait la première étape. On vous invite à faire deux heures de voiture. Et puis, on vous recevra dans deux jours ou dans trois jours ». Non. Tout de suite, c'est l'État qui se met à la disposition des femmes victimes de violences. 

Notre ambition, au plus tard d'ici fin 2026, c'est de garantir ce dispositif dans tous les hôpitaux où il y a soit un service gynécologique, un service de maternité, un service d'urgence.

On a appris que la Guadeloupe faisait partie des quatre régions d’expérimentation inédite contre la soumission chimique. Pourriez-vous nous expliquer cette expérimentation et en quoi cela change dans l’aide aux victimes ?

On a compris un peu mieux le phénomène de soumission chimique avec le procès de Mazan et le courage de Gisèle Pélicot et aussi sa fille, Caroline Darian, que je tiens vraiment à saluer parce qu'elle a créé l'association « M’endors pas », un nom que tout le monde peut comprendre. 

On a longtemps pensé que la soumission chimique, c'était la mauvaise rencontre dans un bar en fin de soirée, quelqu'un qui allait mettre quelque chose dans notre verre. Il peut y avoir ça, mais le plus souvent, les agressions sexuelles, dans neuf cas sur dix, c'est un proche. C'est dans la famille, c'est dans les amis, c'est au sein des collègues, etc. Ça veut dire que ça rentre dans notre intimité.

Sur la question de la soumission chimique, pour le prouver, il faut faire des prélèvements avec des laboratoires spécialisés, n'importe qui ne peut pas le faire, qui permettent ensuite, en Justice, de démontrer qu'il y a donc des preuves, des éléments de preuve. On a lancé cette expérimentation avec la ministre de la Santé et on a voulu le faire évidemment aussi en Outre-mer, c'est-à-dire garantir que ce soit dans trois régions en Hexagone et une région ultramarine.

Puis l'idée, c'est évidemment de le généraliser. On lance l'expérimentation pour comprendre quel est le processus, comment ça va fonctionner, les laboratoires partenaires, le lien entre l'hôpital, la médecine de ville. Mais l'idée, c'est évidemment d'accélérer le déploiement.

La Polynésie française a lancé, en novembre, son observatoire des violences faites aux femmes. 1 500 victimes sont recensées chaque année, et on y enregistre 10 féminicides en 7 ans. Comment l’État peut intervenir, auprès du gouvernement local, pour mener cette lutte ?

Ce n'est pas parce qu'il y a une situation administrative ou juridique différente que pour autant, l'État doit se désintéresser du sujet de lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants.

Pourquoi ces observatoires ? Le premier observatoire, c'était un observatoire départemental en Seine-Saint-Denis, qui avait été créé pour une raison très simple : c'est qu'on ne combat bien que ce qu'on est en capacité de mesurer. Et ça permet aussi de créer un électrochoc dans la société. Dire les données département par département, région par région, ce n'est pas un grand chiffre national abstrait. Non, au contraire, ça permet de dire : « Chez moi, il y a tant de femmes qui ont été victimes de féminicide ou de tentatives de féminicide, de violences sexuelles ou de tentatives d'agression sexuelle ».

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Donc, ça veut dire qu'on se sent aussi beaucoup plus concerné. Les observatoires, c'est à la fois des lieux qui vont collecter des données fiables, mais qui sont aussi des centres de ressources sur lesquels les professionnels vont pouvoir s'appuyer et se former. Et ça, c'est aussi essentiel pour les professionnels de santé, les forces de l'ordre, les forces de secours, parfois même des professionnels associatifs.

On fonctionne souvent par silos en France, les uns à côté des autres. L'Observatoire permet de faire ensemble et de trouver ensemble les bonnes pratiques, donc mesurer pour mieux combattre, mais aussi être mieux formé, être un vrai lieu de ressources.

L’ancienne députée de Guadeloupe, Justine Bénin, qui fut coordinatrice interministérielle sur les violences faites aux femmes en Outre-mer, a été victime -avec une autre femme- d’une agression sexuelle ce dimanche. Quelle est votre réaction par rapport à cela ?

Déjà, évidemment, je lui adresse toute ma solidarité. Je salue aussi le fait que l'ensemble des parlementaires de Guadeloupe, tout bord politique, aient immédiatement réagit ensemble. Ça, je trouve que ça donne aussi un peu d'espoir de se dire qu'il y a certaines causes qui nous dépassent et sur lesquelles on ne fait pas de politique, mais on est capable de réagir et de réagir ensemble.

Et au-delà de l'émotion, parce qu'on connaît Justine et en plus, son engagement très fort sur la question de la lutte contre les violences, ce qui lui est arrivé vient aussi démontrer qu'il n'y a pas de profil type de victime, ni de profil type d'auteur. C'est ça qu'il faut que chacun accepte, même si c'est une idée qui est très douloureuse. Parce que quand on parle de violences, le premier réflexe, c'est de se mettre à distance en disant : « Moi, ça ne me concerne pas. Ça ne peut pas arriver chez moi, pas dans ma famille, pas dans mon entourage, pas parmi mes proches ou pas là où j'habite ». Mais si, c'est possible.

Il faut que la société prenne conscience de ça pour être mieux formée, pour mieux détecter les signaux, pour mieux accompagner les victimes, pour mieux prévenir. Et malheureusement, ce qui s'est produit démontre ça. Il n'y a pas de profil type, ni d'auteur, ni de victime. Et on peut tous potentiellement avoir un rôle à jouer pour rompre ce cycle de violences.