EXPERTISE. « Reprendre la mer » : La croisière française, levier essentiel de la reprise touristique des territoires d’Outre-mer, par Stéphane Renard

EXPERTISE. « Reprendre la mer » : La croisière française, levier essentiel de la reprise touristique des territoires d’Outre-mer, par Stéphane Renard

À la suite de l’article paru il y a 3 ans, à la veille de crises lourdes que nous allions tous devoir traverser, bouleversant au passage l’industrie touristique, notamment dans les destinations d’Outre-mer, le « Paquebot France » doit « reprendre la mer » et affirmer son cap. Une expertise de Stéphane Renard, coordinateur du Cluster maritime en Polynésie française, qui est intervenu sur un état des lieux de la croisière Outre-mer au CSTOM. Un exercice qu’il reprend ci-dessous avec en supplément, des pistes de réflexion sur la gouvernance des structures.  

Durant la crise, pour mémoire, le maritime a été suspendu avant le terrestre et l’aérien, notamment en matière de transport touristique. Les ports se sont fermés sans coordination. Des navires se sont retrouvés à errer, pour pouvoir trouver des escales permettant de déposer leurs passagers ; des équipages se sont retrouvés durement cloitrés durant des quarantaines sans fin ni égards. Des autorités diverses se sont retrouvées démunies et insuffisamment informées pour arbitrer sans excès face à une opinion publique anxieuse. Chacun a tenté d’être constructifs, malgré les frustrations et les injustices — une responsabilité conjointe, assumée, efficiente, a émergé d’une gouvernance participative pourtant particulièrement malmenée, mais qui n’a finalement pas sombré. 

Las, cet épisode sidérant désormais dépassé, il est temps de s’atteler à la « reprise ». Collectivement, sans aigreur stérile, chacun s’affaire à « reprendre la mer ». Non pas où nous nous étions arrêtés, mais avec plus de rigueur encore, renforcés d’une expérience supplémentaire, davantage conscients des enjeux supérieurs et des transitions nécessaires qui s’imposent à tous (écologiques, énergétiques, touristiques, logistiques, économiques, géostratégiques, de gouvernances…), l’industrie de la croisière se recompose et déploie de nouveau ses itinéraires. Désormais, en Outre-mer, la croisière a repris partout, en ce mois d’octobre. Depuis janvier en Polynésie française (et les façades hexagonales), jusqu’à il y a quelques semaines seulement dans les Antilles ou en Nouvelle-Calédonie.

Activité phare et cruciale des territoires maritimes

Parmi les premiers éléments à examiner, s’agissant de la filière française au sein de l’industrie mondiale de la croisière, son importance structurante pour les territoires d’Outre-mer (des « merritoires » par nature) est souvent mal connue. La croisière y concerne 7 bassins de navigation, 12 destinations, 64 ports/mouillages d’escales (contre 2 bassins, 20 destinations réparties sur 7 régions, 45 ports et mouillages pour l’hexagone).

En 2019, plus de la moitié (53%) des escales et plus du tiers (36%) des passagers dans l’ensemble des ports français concernaient les Outre-mer, selon les données collationnées par les équipes d’Atout France. Il y avait alors plus de navires faisant relâche dans un port français dans le Pacifique (35%) qu’en Méditerranée (30%), alors que les Antilles totalisaient 16% du nombre total d’escales.

La typologie des navires est très diverse en Outre-mer, et différente de celle des ports hexagonaux. Globalement, on compte plus d’escales et moins de passagers : une moyenne nationale qui s’établit à 1 400 passagers/escale, une moyenne hexagonale à 1 900 passagers/escale, une moyenne outre-mer à 900 passagers/escale (50% de la moyenne hexagonale) — mais très variable par territoire : 2 300 passagers/escale en Nouvelle-Calédonie, 1 500 en Martinique, 1 400 à La Réunion, 1 000 en Guadeloupe, 450 en Polynésie, 380 à Saint-Pierre et Miquelon, 300 à Saint-Barthélemy.

Ces variations sont révélatrices des modèles de développement de la croisière adoptés, consciemment choisis ou subis, par ces destinations. Chaque segment privilégié peut correspondre aussi bien à la tendance du bassin dans lequel il s’inscrit qu’il peut refléter l’action volontariste des acteurs du territoire concerné, en fonction de ses arbitrages propres.

Il s’agit d’un enjeu majeur. La structuration locale, ancrée localement, adoptant tout à la fois une logique et un modèle d’inclusion, de compétitivité et de différenciation au sein du bassin de croisière dans lequel il se situe, est le premier niveau déterminant. Associant autorités et acteurs maritimes et touristiques, elle permet à la fois d’optimiser (ou de changer) un modèle dominant, de fixer les curseurs en matière de développement, de capacités logistiques et d’acceptabilité, d’envisager les infrastructures nécessaires, et de s’inscrire dans une constance et une durée favorisant confiance et crédibilité — cruciales au sein d’une industrie mondiale qui peut très simplement choisir l’escale voisine et relocaliser ses activités. 

Lire aussi : [Expertise] Croisière en Outre-Mer : à bord du paquebot France ? Pour une vision stratégique nationale du secteur de la croisière

A ce sujet, même si elles ont progressé de manière notable ces 5 dernières années, les synergies pourraient être bien plus importantes et efficientes entre les territoires français des différents bassins. Pour aboutir souvent à des modes de gouvernance collégiale similaires ou proches, chacun doit souvent porter seul les différentes étapes de structuration, de relations avec les compagnies et les autorités.

Cette structuration, lorsqu’elle fonctionne, lorsqu’elle rassemble, et lorsqu’elle s’appuie sur une vision professionnelle de l’activité, permet à la filière croisière de devenir un véritable levier de développement touristique de ces destinations insulaires ou littorales : renforcement de l’attractivité et développement d’offres d’activités et d’expériences qui peuvent ensuite être commercialisées par d’autres filières touristiques ; développement de l’offre de transports collectifs terrestres, aériens ou nautiques ; débouchés complémentaires à l’exportation des productions endogènes ; financements de programmes d’aménagement ou de restauration d’espaces publics à vocation touristique, au bénéfice des populations résidentes… 

Stéphane Renard intervenant au CSTOM 

La croisière est également un levier crucial pour le renforcement de l’attractivité auprès des opérateurs aériens internationaux et de l’offre d’hébergements touristiques terrestres lorsqu’une politique favorisant les opérations en « têtes de lignes » (embarquement initial et débarquement final des passagers au début et à la fin des itinéraires commercialisés) est déployée de manière méthodique avec constance et pugnacité, en fonction des capacités — souvent limitantes et limitées — des aéroports locaux.

Transitions nécessaires contre certitudes radicales

Déjà amorcée avant la pandémie mondiale, le développement de la croisière se heurte à une opposition frontale d’une partie de l’opinion publique. Bien que la flotte de croisière constituée de 300 navires en activité représente de 0,3 à 0,8% de la flotte au commerce mondiale selon les sources, elle est identifiée par certains comme l’emblème des nuisances sociales et environnementales. Cette vision, caricaturale, repose sur des fondements faussés et trompeurs. Néanmoins, elle est répandue, reposant sur des craintes légitimes, et elle influe sur les considérations des décideurs publics. Appeler médias et communauté académique à davantage de rigueur ne permettra pas d’inverser cette perception négative.

Communiquer de manière intensive sur les avancées et initiatives, souvent technologiques, portés par l’ensemble des acteurs de la filière, ports, armateurs, chantiers navals, en engageant toujours davantage les communautés locales, semble les seules voies pour renouer avec une appréhension rationnelle et constructive de cette filière maritime, qui est par ailleurs à la pointe des transitions nécessaires souhaitées et rappelées régulièrement tant par l’Organisation maritime internationale que par l’Organisation mondiale du tourisme.

Particulièrement résiliente, la filière a donc repris dans les Outre-mer. Dès janvier en Polynésie française, jusqu’en octobre pour la Nouvelle-Calédonie, chaque territoire a dû négocier des réouvertures au cas par cas. Hormis pour le bassin de l’océan Indien, les chiffres sont sensiblement similaires à ceux de 2019. Le nombre d’escales s’est rapidement rétabli, tandis que les taux de remplissage se sont renforcés au gré de la levée des contraintes par les destinations. La question se pose néanmoins : chaque territoire va-t-il « reprendre la mer » avec les mêmes objectifs et préoccupations que durant la décennie précédente ?

On peut constater, dans la foulée des ports de Marseille, du Havre, de Bordeaux, que les destinations et ports français extra-continentaux sont eux aussi soucieux d’aborder les impacts de cette industrie, pressés d’une part par une exposition toujours croissante à la critique, et d’autre part pour suivre les dynamiques internationales de la filière initiée au début des années 2010. 

En parallèle, les armateurs de croisière, et notamment les compagnies disposant de petites unités de luxe, d’expédition, ou les « small/midsize ships » inférieurs à 1800 passagers, fortement représentés en Outre-Mer, rivalisent d’initiatives éco-responsables, de programmes inclusifs, d’innovations technologiques, parfois anciens parfois nouveaux, pour communiquer et rappeler leurs volontarismes sur ces sujets. L’un des écueils majeurs des décennies précédentes étant que les opérateurs, les armateurs, décidaient souvent seuls de l’évolution du secteur. L’époque et les dynamiques actuelles sont donc propices à établir de nouvelles lignes, chartes, règles de conduites, pour que non seulement la croisière océanique progresse en exemplarité, mais aussi pour que les territoires — et leurs populations — influent, pas après pas, sur ses trajectoires en cours et à venir.

Deux paquebots accostés à Pointe-à-Pitre

« Reprendre la mer » revient donc, pour la décennie actuelle, pour de nombreuses autorités territoriales dans le monde, à « reprendre la main » sur la mer. Ce n’est pas là une évolution fâcheuse, à condition que ces mêmes autorités connaissent le maritime, raisonnent maritime, et ne plaquent seulement une vision terrienne — et condescendante — sur des activités et des enjeux mal cernés.

Visions et gouvernance pour #EscaleFrance

Au niveau national, la France peut compter et peut peser, réellement, sur le devenir de cette industrie. Elle rassemble donc des ports d’escales dans les principaux bassins, des destinations et hinterlands touristiques attractifs, elle dispose d’armateurs de croisière devenus ou devenant des références dans leurs gammes respectives battant divers pavillons français, elle compte un chantier naval emblématique et des fournisseurs de renom pour l’ensemble de l’industrie. Mais elle peine encore à se présenter comme une filière structurée et coordonnée, solide sur ses objectifs, cohérente sur ses perspectives, reconnue comme telle par l’industrie mondiale. 

Si des dynamiques ont pu émerger dans d’autres filières mondiales (nouvelles technologies, exportations, télécommunication, énergies…), la constitution du CruiseLab au sein du Cluster Maritime Français a initié en 2016 un premier niveau stratégique de structuration nationale. Il convient désormais de passer au stade suivant et d’organiser la vision nationale, compte-tenu de la multiplicité des territoires et des acteurs d’une part, harmonisant les préoccupations, les réponses et les initiatives d’autre part, et s’exprimant d’une voix représentative et forte auprès des ténors de l’industrie. Le Secrétariat général à la mer — qui vient de changer de préfet à sa tête — avait esquissé des travaux en ce sens au sein du Comité France Maritime, qui méritent d’être repris et renforcés.

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Pour « reprendre la mer », en mode croisière, la France doit s’appuyer sur ses territoires maritimes hexagonaux et extracontinentaux, doit faire émerger une « équipe de France » publique et privée représentative et professionnelle sur les différents sujets (environnement, logistique, infrastructures, relance économique et emplois, règlementations et pavillons…) et établir une gouvernance cohérente, moderne, efficiente. Cela permettra de mieux traverser les prochaines crises quelles qu’elles soient, d’optimiser des retombées et de rationaliser les impacts auprès des populations concernées, de s’imposer sur des sujets maritimes stratégiques dans de nombreux bassins, de poser un cadre de référence pour un tourisme de croisière durable et inclusif décliné par destination, d’optimiser des leviers de développement incontournables dans chacune des façades…

Stéphane Renard

Co-Gérant associé, Archipelagoes SARL

Coordinateur, Tahiti Cruise Club

Coordinateur, Cluster Maritime Polynésie française