Après New York en 2017 et Lisbonne en 2022, la ville de Nice reçoit la troisième Conférence des Nations unies sur l’Océan (UNOC) du 9 au 13 juin 2025. Coorganisée par la France et le Costa Rica, cette édition qui ne se veut pas seulement diplomatique pourrait bien s'imposer comme un moment de « bascule » et une occasion de « penser par les Outre-mer ! ». Décryptage de Joël Destom, Conseiller économique et social européen.
Un sommet pour basculer et faire alliance
Plus qu'une rencontre internationale, c'est peut-être la reconfiguration d'un logiciel de terriens en manque de repères émotionnels et juridiques face à un espace qui se joue. Régulateur invisible de nos climats, réservoir d’oxygène et de biodiversité, l'océan est entré dans une nouvelle ère : celle d’une prise de conscience politique, scientifique, économique, culturelle et éthique de sa centralité vitale. C’est bien ce qu’illustre la mobilisation orchestrée par Olivier Poivre d’Arvor (ambassadeur chargé des pôles et des enjeux maritimes) dans un effort de diplomatie totale où la société civile, les scientifiques, les élus, les artistes et les États sont invités à « faire alliance » avec l’océan.
71 % de la surface du globe, 80 % de la masse d’eau, 95 % de notre zone économique exclusive (ZEE). Ces chiffres parlent d’un périmètre vital pour l’équilibre national, européen, planétaire. Pourtant, il demeure un espace juridiquement flou, écologiquement menacé et stratégiquement convoité. L’UNOC 2025 est l’occasion de dresser le bilan des avancées depuis l’Agenda 2030 des Nations unies, en particulier de l’ODD 14 sur la préservation des ressources marines. C'est certainement le moment d’ouvrir une séquence nouvelle, celle de la bascule.
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Le droit maritime international s’est structuré autour de conventions multilatérales, aboutissant à l’adoption en 1982 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) à Montego Bay, qualifiée à juste titre de « Constitution des océans ». Ce traité fondamental, que les États-Unis n’ont toujours pas ratifié, a permis de définir juridiquement les différents espaces maritimes (eaux territoriales, ZEE, haute mer) tout en créant des institutions de régulation comme le Tribunal international du droit de la mer. Mais, il reste des enjeux immenses qui sont placés au cœur de ce sommet.
C'est le cas de « la colonne d’eau ». Il y a, au-delà de toute juridiction nationale, 45 % de la surface de la planète longtemps perçue comme une zone libre de droit. Le traité BBNJ (Biodiversity Beyond National Jurisdiction), formellement adopté en 2023 mais encore non ratifié porte un enjeu crucial. Obtenir à Nice les 60 ratifications nécessaires à son entrée en vigueur serait un signal historique. Ce traité structurerait l’accès, la conservation, le partage des ressources et la création d’aires marines protégées dans ces zones jusque-là abandonnées à la prédation.
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C'est aussi le cas « des grands fonds marins ». Lieu de fantasmes technologiques, de promesses minières (cobalt, nodules polymétalliques, terres rares) mais aussi puits de carbone essentiels et biotopes encore largement inexplorés, ils sont aujourd’hui le théâtre d’une confrontation géopolitique à peine voilée. Alors que certains (États-Unis en tête) envisagent leur exploitation industrielle, la France défend une ligne de moratoire appuyée par la communauté scientifique et une coalition de 32 États. La position portée par Emmanuel Macron consiste à refuser l’exploitation dans nos propres ZEE et à militer, au sein de l’Autorité internationale des fonds marins, pour une suspension mondiale des projets extractifs tant que la science n’en garantit pas l’innocuité. Nice pourrait ainsi consacrer un changement de paradigme.
Les Outre-mer comme matrice stratégique
Ce renversement de perspective ne vaut pas seulement pour les fonds. Avec la quasi-totalité de notre ZEE dans les territoires ultramarins, la France et l'Europe doivent « renverser une géographie mentale » souvent défaillante. Les Outre-mer ne sont pas un prolongement mais un cœur maritime et stratégique.
Pourtant, il n'est pas rare de constater que les imaginaires collectifs français et européens continuent de se construire sur « l'Hexagone ou le Continent ». C’est une erreur stratégique, diplomatique et écologique car c’est depuis la Polynésie, Saint-Pierre-et-Miquelon ou les Terres australes que la France parle aux grands équilibres maritimes mondiaux. C’est là qu’elle déploie sa souveraineté océanique, protège ses réserves halieutiques, héberge ses aires marines protégées et expérimente ses politiques climatiques les plus concrètes. C’est là que se jouent l'autonomie stratégique, l'influence indopacifique, la capacité à protéger l'espace maritime. C’est aussi là que les premiers effets de la montée des eaux frappent, parfois déjà de manière irréversible. Ceux qui connaissent les atolls du Tuamotu savent que le réchauffement climatique n’est pas une courbe mais une réalité quotidienne pour des milliers de concitoyens.
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La conférence onusienne portera sur les trois dimensions de la gouvernance maritime : la colonne d’eau, le fond des océans et les aires marines à protéger. Dans chacun de ces champs, les Outre-mer sont en première ligne non pas comme terrains d’application mais comme têtes de pont pour le développement d’un nouveau modèle. C’est là que la France peut expérimenter une diplomatie économique bleue articulant fonds bleus, crédits carbone océaniques, développement territorial et justice sociale. Des outils financiers innovants existent déjà, représentant une vingtaine de milliards de dollars au niveau mondial. Encore faut-il les territorialiser avec cohérence.
Penser depuis les Outre-mer, c’est réconcilier la géopolitique, l’écologie et la souveraineté. C’est accepter que la profondeur stratégique réside à Nouméa, à Fort-de-France ou aux îles Éparses. C’est reconnaître que la parole internationale, l'autonomie énergétique, la capacité de projection et même la culture planétaire passent désormais aussi bien par les bassins océaniques. L’UNOC 2025 doit acter ce basculement, non par effacement du Continent ou de l’Hexagone mais par rééquilibrage.
La conférence qui débouchera sur une déclaration politique non contraignante, n’est pas une fin. C’est un jalon dans la construction d’un ordre juridique et éthique maritime global. C'est une étape vers la pleine conscience que l'océan n’est pas un objet extérieur à protéger mais un milieu intérieur à restaurer. « Nous sommes l'Océan ! ».
Joël Destom, Membre du Conseil économique et social européen