INTERVIEW. Michel Monvoisin, PDG d’Air Tahiti Nui : « Comme il l’a fait pour Air France, je souhaiterais que l’État nous classifie comme entreprise stratégique »

INTERVIEW. Michel Monvoisin, PDG d’Air Tahiti Nui : « Comme il l’a fait pour Air France, je souhaiterais que l’État nous classifie comme entreprise stratégique »

Dominique Morvan, fondatrice et coordinatrice éditoriale du magazine économique Dixit a interrogé Michel Monvoisin, Président-directeur général de la compagnie internationale de la Polynésie française, Air Tahiti Nui. Il évoque les mesures économiques et sociales mises en place par la compagnie pour faire face à la crise ; les aides reçues du gouvernement polynésien, actionnaire majoritaire, et de l’État ; ou encore, la position délicate des compagnies ultramarines, notamment Air Tahiti Nui et AirCalin, qui en raison des statuts politiques, n’ont pas reçu le même niveau d’aides que leurs concurrentes directes…   

Après un début de carrière dans le commerce automobile, la banque et la monétique, où il a gravi les plus hauts échelons, Michel Monvoisin est nommé PDG d’Air Tahiti Nui (ATN) en octobre 2013. À cette période, la compagnie opère un retour à la rentabilité après les années sombres de la crise économique de 2008. Le gouvernement, qui fait du tourisme sa priorité, voit en ATN un important vecteur de développement.

La même année, Michel Monvoisin est également nommé président du conseil d’administration de Tahiti Tourisme (de 2013 à 2017) et entre au conseil d’administration d’Air Tahiti, la compagnie intérieure, qu’ATN commercialise à l’international. En 2014, ATN est entré au capital d’Air Tahiti et a pris un siège d’administrateur en vue de renforcer les liens entre les deux compagnies, mais également en réciprocité (Air Tahiti est actionnaire et administrateur d’ATN).

En 2017, alors que l’arrivée d es compagnies French Bee et United Airlines accentue la concurrence, ATN diversifie ses offres et consolide son programme d’alliances qui lui permet de conserver sur 2018, 57,8 % des parts de marché du transport aérien (trafic international) sur Tahiti. À partir de 2014, la compagnie amorce un renouvellement de sa flotte avec la commande de 4 Boeings 787 Dreamliner moins énergivores (le premier est arrivé à Tahiti en octobre 2018, à l’aube du 20ème anniversaire de la compagnie). Depuis 15 ans, ATN est la première entreprise du Pays en chiffre d’affaires et la seconde en effectifs.

Dominique Morvan : Vous avez commencé l’année avec 15 % de votre effectif en moins, comment ces départs ont-ils été vécus en interne ?

Michel Monvoisin : 115 collaborateurs ont opté pour le plan de départ que nous avions négocié avec les partenaires sociaux ; ceux qui ont choisi cette opportunité avaient entre 15 et 17 ans d’ancienneté. Pour certains, c’était l’occasion d’amorcer une nouvelle vie, avec un projet professionnel, car les conditions étaient avantageuses ; pour d’autres, cela équivalait à des retraites anticipées. Avec la réforme de la retraite, beaucoup de personnes étaient déjà parties en 2019.

Ces départs en fin d’année se sont faits dans de tristes conditions, puisque, avec la recrudescence de la Covid-19 à partir du mois d’octobre, les mesures barrières ont empêché tous les pots de départ, nous avons dû laisser partir les collègues sans les fêter dignement.

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Pour ma part, le départ de proches collaborateurs qui, pour certains, étaient là depuis la création de la société, a été très émouvant. Pour ajouter à ce climat morose, il y a  eu dans le même temps la mise en place du couvre-feu en Polynésie et le confinement en métropole qui marquait un deuxième coup de frein à notre reprise des vols. C’était une fin d’année lourde.

Avec ces départs, ce sont des compétences qui sont parties, comment préparez-vous la réorganisation de vos équipes ?

Bien sûr, mais nous nous adaptons. Il y a eu une transmission de savoir qui s’est opérée dans de bonnes conditions entre ceux qui partent et ceux qui restent, car tous sont attachés à la compagnie. Nous avons lancé les appels à candidatures en interne, nous ne recrutons pas en externe puisqu’on a incité au départ. Cela va donc se traduire par des changements d’affectation et des promotions. Pour les fonctions les plus importantes nous faisons du remplacement et nous allons aussi regrouper certaines fonctions. Avec la crise, l’activité a fortement baissé, la charge de travail n’est plus la même, c’était donc le moment pour faire cette réorganisation

Si l’activité venait encore à baisser, devriez-vous vous séparer d’une autre partie de vos effectifs ?

Le plan de départ nous a permis d’éviter les licenciements. À partir du 15 juillet, les tour-opérateurs ont réussi à faire voyager les touristes entre la métropole et les Outre-mer, avec des protocoles sanitaires qui fonctionnaient. Depuis le 15 juillet, il y a eu une communication confuse des autorités en métropole : les gens ne savaient pas s’ils pouvaient venir en Polynésie et beaucoup de questions étaient posées aux tour-opérateurs sur les possibilités de voyage. Tout cela a créé des freins à la prise de décisions, mais le coup de grâce est arrivé avec le 2ème confinement en métropole. À partir de ce moment, les tour-opérateurs ont annulé en masse les voyages de leurs clients en mettant en doute l’autorisation du tourisme comme motif impérieux de déplacement vers la Polynésie française.

Quelles ont été les premières décisions pour sauvegarder votre société ?

Dès la mi-mars, au début du premier confinement, nous avons pris des mesures pour protéger notre trésorerie. Nous avons signé des accords de réduction de salaires avec le personnel, nous avons négocié une diminution de 10 à 30 %. Puis, nous avons lancé le plan de départ volontaire, ensuite nous avons gelé tous les investissements et toutes les charges non essentielles. Nous avons également négocié des abattements voire des différés de paiement avec nos principaux fournisseurs et créanciers. Nous avons  enfin sollicité l’aide de notre actionnaire principal, le Pays, ainsi que l’État.

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Quand nous sommes entrés dans la crise, nous avions à peu près six mois de chiffre d’affaires en trésorerie, ce qui est au-dessus des normes dans l’aérien. En général c’est deux ou trois mois, c’est ce que  l’IATA (Association du transport aérien international) et beaucoup de compagnies, y compris les plus importantes, avaient annoncé.

Quelles ont été les réactions du personnel à l’annonce des différentes mesures ?

Nous avons eu beaucoup d’échanges, toutes les décisions ont été prises dans la concertation avec les partenaires sociaux. ATN avait déjà subi une crise économique en 2008, suite à la fermeture de la route New York/ Papeete / Sydney et des mesures de départs volontaires au niveau du personnel avaient été négociées ; c’était encore très présent dans les mémoires. Nos collaborateurs sont tout à fait conscients de la fragilité de l’entreprise dans un environnement international.

Nous avons les plus grosses compagnies au monde en face de nous, ce qu’on appelle les Majors : United, Delta/Air France. Nous sommes sur le transatlantique (route États-Unis / Europe), la route la plus concurrentielle au monde ; c’est donc la guerre commerciale, marketing, tarifaire permanente, le personnel la vit au quotidien. J’ai de bons retours de tout le personnel, dans les avions, au sol, tout le monde se bat pour démontrer qu’ATN est la meilleure option pour venir en Polynésie et que cette compagnie doit vivre.

Avez-vous subi des charges imprévues dues à la crise ?

Les deux gros postes de charges dans l’aérien sont le carburant et les salaires ; pour le premier poste, il est évident qu’en volant beaucoup moins, ce poste a beaucoup baissé. Par ailleurs, comme l’épidémie a fait chuter la demande mondiale de pétrole, le prix du kérosène a baissé. Pour le deuxième poste, les rémunérations, les différentes mesures que je vous ai détaillées ont permis de baisser les charges de 20 %.

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Après, du côté des charges nouvelles, il y a les effets induits de la crise, par exemple l’aéroport de Los Angeles a annoncé qu’il allait augmenter ses tarifs pour compenser la perte de trafic. Cela va représenter 100 millions de Fcfp de charges en plus par an. Avec 40 % de nos passagers qui sont Américains, on sait que l’aéroport de Los Angeles est incontournable, c’est une question de rentabilité de cette route.

Avez-vous reçu des aides du Pays et de l’État ?

Très rapidement, le Pays est intervenu pour nous apporter une avance en compte courant associé (avec les délais administratifs habituels : vote à l’Assemblée, etc.). C’était important pour montrer l’exemple. Il est vrai que le Pays a toujours déclaré son soutien sans réserve à ATN qui est une entreprise stratégique pour son économie. Par ailleurs, l’État s’était exprimé clairement sur l’aide qu’il pouvait apporter à une compagnie comme la nôtre : il fallait que l’actionnaire principal montre son soutien, le Pays en a fait la démonstration. Nous avons, en complément, obtenu des PGE (Prêts garantis par l’État).

Peut-on parler d’aide, ces PGE sont des prêts qui devront être remboursés ?

Ces PGE ont eu le mérite de gérer l’urgence, c’est-à-dire la problématique de trésorerie des entreprises. Mais ils ont placé les entreprises à des taux d’endettement importants. Le point commun de toutes les entreprises qui ont souscrit un PGE et qui vont continuer à faire des pertes, ça va être la consommation des fonds propres et le besoin de les reconstituer, probablement par voie de recapitalisation.

Par ailleurs, au moment de la relance, quand il faudra financer la reprise d’activité, elles devront s’adresser à leurs banquiers qui, au regard de leurs niveaux d’endettement seront probablement très frileux. Le remboursement des PGE est censé commencer en juillet 2021 ; soyons clairs, aucune des compagnies aériennes avec qui je suis en contact n’est en mesure de le faire.

Après une saison d’été 2020 qui a enregistré une baisse de 75 % du trafic mondial (sources  IATA) à fin août, la saison d’hiver s’annonce extrêmement basse, et les compagnies n’auront pas reconstitué une trésorerie suffisante pour faire face aux premières échéances des PGE. Pour bien faire, il faudrait que les PGE soient remboursés en dix ans, au lieu de cinq avec un différé de deux ans au lieu d’un.

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Peut-être faudrait-il les transformer en prêts participatifs  ? Ou, pour certaines entreprises, en augmentation de capital,ou en subventions ? Alors que l’année démarre, nous ne savons pas où nous allons ; quel scientifique est capable d’affirmer qu’en mars  ou avril, il n’y aura plus de virus ? Par contre, nous savons que ces PGE vont devenir un problème, dès lors que l’exigibilité sera mise en place. Qui va être capable de rembourser ces PGE ?

Alors, pour répondre à votre question, le PGE est certes une aide qui a été la bienvenue… Mais ça reste un prêt qu’il faudra rembourser. Ce sont les banques qui ont décaissé et l’État a donné sa garantie – garantie qui est rémunérée,  je le précise quand même… Bon, ce n’est pas choquant, mais je vois qu’il y a une hiérarchie dans les pays qui ont le plus aidé leurs compagnies. En numéro 1, c’est Singapour ; en numéro 2, ce sont les États-Unis ! Les États-Unis qu’on accuse d’être ultralibéraux ont aidé toutes leurs compagnies aériennes en leur versant des subventions pour les aider à maintenir l’emploi.

Vous estimez que vous n’avez pas été assez soutenus par l’État ?

Je pense que l’État a traité la crise dans l’urgence avec des premières mesures comme les PGE et le chômage partiel, et d’une façon « macro » à un niveau national. Les spécificités des Outre-mer ont été regardées dans un second temps, quand les collectivités se sont exprimées (d’ailleurs  dans un premier temps les PGE n’étaient pas accessibles aux entreprises basées dans les collectivités du Pacifique ).

Je comprends tout à fait les difficultés juridiques de l’État par rapport aux spécificités statutaires des collectivités comme la Polynésie française, mais à un moment donné, compte tenu de l’ampleur inégalée de cette crise, pour les industries les plus impactées comme les nôtres, l’État doit être imaginatif et nonobstant les considérations statutaires, doit pouvoir nous aider directement.

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Lorsque Paris impose des règles (confinement, etc., j’échange à ce sujet avec mon collègue d’Aircalin), nous en subissons les conséquences directes sans pour autant bénéficier du même niveau de soutien que nos confrères basés en métropole et nous nous sentons parfois un peu oubliés. Je pense par exemple au chômage partiel. Nous devons payer nos salariés, alors qu’Air France et French Bee, qui sont nos concurrents directs sur la route Tahiti/Paris, bénéficient de subventions du chômage partiel ; ce qui équivaut à une prise en charge effective d’une partie de leur masse salariale. Là il y a une vraie distorsion de concurrence et ce n’est pas normal .

Et je ne parle pas des 7 milliards d’euros dont Air France a bénéficié… Souvenez-vous de la déclaration du ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire en avril 2020, qui annonçait un plan d’aide « historique » à Air France. Depuis il l’a répété : quoiqu’il advienne l’État remettra au pot. Mais là encore, je comprends tout à fait la nécessité de sauvegarder la compagnie nationale. Mais il ne faut pas oublier qu’à plusieurs milliers de kilomètres de la métropole, il y a aussi d’autres compagnies nationales qui accomplissent des missions de service public et méritent le même niveau de soutien qu’Air France.

Instaurer le chômage partiel en Polynésie nécessiterait un gros chantier de réflexion politique. Vous demandez aux politiques d’y réfléchir ?

Je ne suis pas sur un registre politique. Ce débat appartient aux autorités du Pays et aux partenaires sociaux. Mon propos repose sur un registre juridique ; et au regard du droit de la concurrence nous sommes lésés : des fonds publics aident nos concurrents et pas nous. J’ai consulté des spécialistes du droit de la concurrence et je demande à l’État de rétablir une saine concurrence. ATN a un certificat de transporteur aérien qui est délivré par la France. Le pays d’immatriculation de nos avions, c’est la France (F-O exactement, pour France d’Outre-mer), donc toutes les compagnies immatriculées en France devraient bénéficier du même niveau d’aides. ATN est une compagnie française.

Cette crise profonde pourrait faire bouger les lignes de l’ autonomie polynésienne, vous souhaitez un peu plus de soutien de l’État ?

Ma compétence se limite à Air Tahiti Nui. Nous sommes une entreprise stratégique pour l’économie de la Polynésie française. L’Assemblée nationale a voté un budget spécifique de 20 milliards d’euros pour que l’État puisse soutenir les entreprises stratégiques. Comme il l’a fait pour Air France, je souhaiterais que l’ État nous classifie comme entreprise stratégique.

De quoi êtes-vous le plus fier, en tant que PDG d’ATN ?

D’abord de la compagnie, de sa résilience et de son personnel, de son attachement à l’entreprise et à notre mission qui est de servir le Pays. Ensuite de notre démarche RSE  (responsabilité sociétale des entreprises). Quand je vois les exigences de l’État en matière de réduction d’empreinte carbone vis-à-vis d’Air France en contrepartie des aides reçues, je me dis que nous avions fait le job avant de rentrer dans la crise COVID et en dehors de toute contrainte.

Lorsque nous avons renouvelé notre flotte en adoptant des avions de conception moderne parmi les moins énergivores et du coup moins polluant, nous avons été précurseurs. Nous avons signé CORSIA avant que ce soit une démarche obligatoire, nous y étions allés de manière volontaire. Nous sommes à ce titre parmi les meilleurs élèves du pavillon français. Sur de longues routes comme les nôtres, le 787-9 Dreamliner est imbattable. Nous avons diminué notre empreinte carbone de 25 à 30 %.

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Notre nouveau siège social est conforme aux normes HQE (haute qualité environnementale), nous n’achetons plus que des voitures électriques ou hybrides. Nous avons, dès 2013, entamé une démarche RSE, je l’ai souhaitée dès mon arrivée et j’ai créé un poste en interne pour cela. Nous soutenons de nombreuses associations environnementales, pour la protection des baleines, des tortues, du blanchiment des coraux, etc. Bon, avec tous ces chamboulements, je ne sais pas ce qu’il en adviendra, mais les investissements qui ont été faits étaient de bons choix.

Je voudrais aussi saluer mes collaborateurs, tout le personnel de la compagnie. Ils ont accepté les nouvelles règles imposées par cette crise sans précédent avec philosophie. Il faut imaginer les conditions de vie de nos personnels navigants ces derniers mois, que ce soit à bord des avions, dans les escales… Ils passent des tests RT PCR à tout bout de champ, ils sont isolés dans des chambres d’hôtel et, malgré tout, ils font leur maximum pour que la qualité du service reste élevée. Ils sont régulièrement exposés au virus. Je considère que les collaborateurs d’ATN sont des travailleurs essentiels à la continuité de l’industrie touristique. Nous recevons des lettres de remerciement de voyageurs qui endisent long sur leur patience et leur gentillesse. Je salue leur professionnalisme.

Propos recueillis en octobre 2020 par Dominique Morvan, fondatrice et coordinatrice éditoriale du magazine Dixit.