INTERVIEW. Christian Robert, directeur de la maison d’édition Au vent des îles : « Aujourd'hui les Océaniens prennent la plume »

©Mael Gaultier / Radio Tahiti 1

INTERVIEW. Christian Robert, directeur de la maison d’édition Au vent des îles : « Aujourd'hui les Océaniens prennent la plume »

Fondée en 1990 à Tahiti, la maison d’édition Au vent des îles publie des auteurs du Pacifique et des ouvrages relatifs à l’Océanie. Depuis 35 ans, son fondateur Christian Robert s’attache à donner de la voix aux auteurs locaux pour que l’histoire de cette partie du monde s’écrive par les Océaniens. L’année 2025 a été marquée par la sortie d’ouvrages importants : Le pacte des baleines du néozélandais Witi Ihimaera, Britany de Larissa Behrendt ou encore la traduction de L’arbre de l’homme de Patrick White.

Au vent des îles est une petite maison d’édition indépendante créée en 1900 à Tahiti. En 35 ans, plus de deux cents ouvrages ont été publiés sur des thématiques diverses mais qui mettent en lumière des sujets comme le peuplement, les migrations, le respect et attachement à la terre des ancêtres. « Nos auteurs, résolument ancrés sur leur île mais façonnés par une histoire commune, imprègnent leurs écrits d’une ambition partagée : donner à lire l’Océanie autrement », résume la maison d’édition.

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Chaque année, Christian Robert et ses équipes publient entre 15 et 20 ouvrages (romans littéraires, livres documentaires et pratiques, sciences humaines, biographies, de la BD, des livres jeunesse, etc.). En cette fin d’année, le fondateur et gérant de la maison d’édition, Christian Robert, revient sur cette année 2025 et partage son regard sur la littérature océanienne d’aujourd’hui.

Marion Durand : Fondée en 1990 à Tahiti, votre maison d’édition a fêté cette année ses 35 ans. Quel regard portez-vous sur cette longue période ?

Christian Robert : Ces 35 ans n’ont pas toujours été simples mais je retiens surtout que ce sont 35 ans d’engagement pour donner l’opportunité aux habitants du pacifique francophone de lire des textes écrits par les Océaniens eux-mêmes. Lorsque j’allais en Nouvelle-Zélande pour rencontrer des auteurs afin de les traduire, ils étaient très contents d’être lu par les gens de la Polynésie française, ce sont en quelque sorte leurs ancêtres. Il me paraît important de relier les peuples grâce à la littérature et la culture.

©Au Vent des Îles

C’est aussi 35 ans d’effort et d’investissement colossal car l’économie du livre est un secteur difficile mais j’ai beaucoup de satisfaction à observer ce chemin parcouru et la reconnaissance dont nous bénéficions aujourd’hui dans tout le Pacifique. Nos lecteurs étaient d’abord des Océaniens mais depuis quelques années, la tendance s’inverse et nos livres voyagent en Europe et ailleurs. Le Pacifique francophone représente un bassin de population très faible, pour espérer trouver un équilibre il faut que le nombre de lecteur soit plus grand, cela implique de s’ouvrir vers l’international.

Cette année 2025 a été marquée par plusieurs sorties littéraires importantes, notamment Le pacte des baleines de l’écrivain maori Witi Ihimaera, traduit par Mireille Vignol. Vous avez fait à ses côtes une grande tournée, comment le livre a été reçu ?

Ce livre est la suite de La Baleine tatouée, du même auteur, ce livre néo-zélandais est le plus traduit au monde. Il a été ensuite adapté sur grand écran et a reçu un succès immédiat. Nous avons publié la traduction de ce premier livre en 2020 et lorsque Witi Ihimaera a proposé d’écrire la suite, il voulait qu’il soit publié en langue française en premier, avant même de le publier en anglais. Il était très content d’écrire d’abord pour ses ancêtres avant de publier pour ses cousins, même si ça lui a valu quelques critiques. Ce texte, Witi Ihimaera voulait qu’il se situe à Rurutu, une île de l’archipel des australes dans lequel les baleines passent régulièrement durant l’hiver australe. Ce roman suit ensuite la migration annuelle des baleines.

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Fin septembre, nous sommes allés présenter Le pacte des baleines à Rurutu avec l’auteur et le livre a été très bien accueilli par le conseil des sages et la population, c’était des moments très riches et très forts. On a ensuite fait cette tournée en France, elle a été tout aussi riche.

Witi Ihimaera (en gris) avec Christian Robert sur l'île de Rurutu ©Au Vent des Îles

Les gens sont en demande d’une littérature nouvelle, il n’y a pas beaucoup de texte qui vienne d’Océanie. Les lecteurs veulent de la nouveauté. La tournée a aussi été marquée par la présence de Larissa Behrendt, avec son merveilleux livre Britany, qui raconte le voyage d’une femme aborigène et de sa maman sur les lieux des grands auteurs anglais en Grande-Bretagne. La tournée avec ces deux auteurs a donné lieu à de très belles discussions entre Larissa, qui représentait le peuple le plus ancien sur la terre (les aborigènes) et Witi qui parlait au nom du plus récent puisque la Nouvelle-Zélande a été conquise par les Polynésiens vers 1200 après JC.

Un autre livre a fait parlé de lui, le roman de Patrick White, L’arbre de l’homme, qui figure dans le classement des meilleurs romans et récits de 2025 du magazine Télérama. C’est à la fois une reconnaissance pour le travail de l’auteur mais aussi pour votre maison d’édition ?

Évidemment, c’est une grande satisfaction. En tant qu’éditeur c’est toujours intéressant de tomber sur une pépite comme ce texte. C’est David Fauquemberg, romancier, traducteur et reporter qui me l’a proposé. L’œuvre foisonnante et éminemment originale de Patrick White lui a valu de devenir en 1973 le premier écrivain australien et océanien lauréat du prix Nobel de littérature. C’est le seul à ce jour. Pourquoi ce livre n’a-t-il jamais été traduit en langue française ? C’est étonnant, donc nous l’avons fait. C’est un très grand texte, la plupart des médias l’ont décrit comme un chef-d’œuvre. Il est sorti début octobre et il a déjà un très bon accueil. Nous sommes heureux de lui avoir redonné une place sur la scène littéraire.

2025 est une année satisfaisante, je suis content pour les équipes. L’édition c’est beaucoup d’abnégation, de travail et de sacrifice.

Comment se porte la littérature océanienne aujourd’hui ?

Bien mais les auteurs océaniens ne sont pas très nombreux. Nous faisons de la traduction depuis les années 2000. Du fait du bassin de population, il y a peu d’auteurs francophones océaniens, je dirais qu’ils sont une vingtaine maximum. On cherche donc dans le bassin anglophone pour publier des nouvelles voix.

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Je pense que le faible nombre d’auteur est essentiellement lié au bassin démographique. Les Océaniens écrivent, on a souvent prétexté que c’était un peuple issu de l’oralité et donc qu’il écrivait moins, je ne suis pas d’accord. Aujourd’hui les Océaniens prennent la plume. L’autre réalité c’est que très peu d’auteurs francophones du Pacifique peuvent vivre de leur travail. Si demain les auteurs pouvaient vivre grâce à la vente de leurs livres, peut-être que davantage de personnes se mettraient à écrire.

Vous publiez des auteurs polynésiens, calédoniens, maoris de Nouvelle-Zélande, samoans, mélanésiens, aborigènes d’Australie, fidjiens, etc. Y a-t-il des thématiques communes ?

On a un catalogue très clair, les littératures du Pacifique sont encore loin d’être reconnues, on a déjà fait un grand travail mais il reste beaucoup à faire pour mettre en lumière ces auteurs. On ne privilégie pas de thématique mais il y a des grands thèmes qui sont assez récurrents dans ce que l’on publie : le rapport aux ancêtres, la façon d’être sur la terre, le lien avec la nature. Les Océaniens sont très attachés à leurs îles, aux lieux de leurs ancêtres, ce sont des sujets qui sont présents dans nos ouvrages. L’autre thème récurent est la violence de l’histoire coloniale. En seulement 250 ans, être contraint de changer de langue, de religion, de médecine… Tout cela génère de la douleur, ce sujet est aussi très présent dans la littérature qu’on publie.

Peut-on la définir comme engagée et politique ?

Je crois que tout est politique, le critère de choix est littéraire avant tout. C’est aussi l’occasion de découvrir et d’accepter une vision du monde un peu différente. C’est ce que Witi Ihimaera qualifie « d’intelligence ancestrale » : l’IA. Au-delà de ce très beau jeu de mots, cela signifie que la voix et l’expérience des anciens peu compter. Les Polynésiens sont les premiers réfugiés climatiques de la planète alors qu’ils n’y sont plus rien. Sur ces grandes problématiques de changement climatique et de protection de l’environnement, on revient aujourd’hui à des pratiques ancestrales. Le respect de son environnement, la gestion de la ressource, tout cela était le point central de la survie de ces populations en milieu insulaire. Le monde a beaucoup à apprendre des Océaniens.

À l’origine de la création de votre maison d’édition, vous vouliez mettre en avant les auteurs océaniens mais aussi cette région, vaste et lointaine, méconnue voire fantasmée. Vous dîtes que « les voyageurs européens ont longtemps été les seuls à livrer leur version des îles et des mers du Pacifique. Leurs récits ont contribué à graver dans les imaginaires des lecteurs des images d’Épinal, qui peinent, plusieurs décennies ou siècles plus tard, à s’estomper. » Le Pacifique est-il toujours fantasmé aujourd’hui ?

Il l’est toujours un peu. Le Pacifique s’est nourri d’un mythe persistant, encore aujourd’hui Tahiti est une sorte de légende. La réalité est belle aussi mais ce n’est pas forcément celle que promet le mythe. Pendant des années on a écrit sur Tahiti de l’ailleurs. L’île a été le siège de grands artistes (peinture et littérature) qui ont mis en avant ce qu’ils imaginaient être l’imaginaire de l’autre, c’était plutôt un fantasme.

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Aujourd’hui et depuis de nombreuses années, Au vent des îles fait sa part du travail, la culture et la littérature est de plus en plus endogène. Les gens d’ici, du Pacifique, écrivent leur histoire. C’est une deuxième colonisation que d’être écrit par les autres. Je peux comprendre que c’est douloureux et c’est pour redonner de la voix aux Océaniens que notre maison d’édition a été créée.

Il y a encore un vrai travail à mener sur les sciences humaines car les visions autochtones ont autant de raisons d’être que les visions occidentales ou les autres. Les dizaines d’années qui arrivent permettront aux chercheurs et aux Polynésiens de prendre la parole pour écrire leur histoire avec leur vision à eux. De notre côté, nous allons poursuivre dans la publication de romans et de la traduction, pour mettre en lumière la littérature océanienne.

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