PORTRAIT. Depuis l’océan Indien, l’entrepreneure Jane Jaquin tisse des liens entre Mayotte, Zanzibar et le monde

©Joanny Mason

PORTRAIT. Depuis l’océan Indien, l’entrepreneure Jane Jaquin tisse des liens entre Mayotte, Zanzibar et le monde

Cheffe d’entreprise, créatrice de marques, ancienne costumière, animatrice, styliste… Jane Jaquin incarne cette génération ultramarine qui refuse les étiquettes et transforme chaque opportunité en possibilité. À 38 ans, cette femme aux mille casquettes se définit comme un mélange des cultures du monde, mais c’est bien depuis Mayotte, territoire qui l’a vue grandir, qu’elle déploie ses projets les plus audacieux. De sa marque de prêt-à-porter haut de gamme à ses émissions télévisées, en passant par de nombreuses collaborations artistiques, la jeune femme poursuit un objectif constant : faire émerger de nouveaux récits depuis les Outre-mer, tisser des ponts entre les territoires insulaires et les scènes africaines, et construire un modèle d’autonomie enracinée. Distinguée par l’Institut Choiseul parmi les 40 talents ultramarins à suivre à l’avenir, elle continue de développer, depuis un territoire trop souvent marginalisé, des projets créatifs et structurants à portée mondiale.

C’est à Paris, entre deux vols, que nous rencontrons Jane Jaquin. La jeune femme vient de finir un tournage au Bénin dans le cadre d’une prochaine émission télévisée et doit, quelques jours plus tard, se rendre à Zanzibar avant de reprendre le chemin de Mayotte, où elle doit s’occuper de sa boutique, toujours fermée depuis le passage du cyclone Chido. L’épuisement, elle ne le ressent. « Je ne suis pas la seule », souffle-t-elle. « Mais que faire si ce n’est continuer d’y croire et avancer ? » 

C’est dans cet esprit que, quelques mois plus tôt, alors qu’elle était bloquée en Tanzanie, elle se décide à se lancer dans un nouveau projet. « J’étais là pour participer à un défilé en tant que créatrice et je devais rentrer à Mayotte le jour même où le cyclone a frappé. » C’est depuis Zanzibar qu’elle suit la situation. Après plusieurs jours sans nouvelles, le couperet tombe : pas de blessés, mais des dégâts matériels conséquents. Sa boutique à Mayotte ne peut plus rouvrir. Un incendie survient dans la foulée. Son stock est bloqué, ses équipes à l’arrêt. « Ça a été terrible. À cela s’ajoutait le fait que j’étais seule, sans trop savoir quoi faire. » 

Dans son malheur, elle décide de ne pas rester sur place à ne rien faire. « J’avais une paire de ciseaux, du fil noir, du fil blanc et quelques tissus... J’ai cousu pendant une semaine. Juste comme ça, pour m’occuper, pour transformer l’attente en création. » Durant cette période difficile, une opportunité se matérialise sous la forme d’une rencontre avec le propriétaire d’une galerie marchande. « Il m’a dit : “Tu as des pièces avec toi ?” J’ai répondu : “Oui, j’en ai cousu toute la semaine.” Et il m’a dit : “Go…”. Finalement, ce que j’avais prévu de faire dans cinq ans, je l’ai enclenché immédiatement. »

Un agenda bousculé

Comme pour beaucoup, le cyclone Chido a tout changé pour Jane Jaquin. « J’avais fait des planifications pour une production à l’international, une distribution dans des boutiques multimarques, un démarchage hors territoire… Cela s’est fait dans l’urgence, sans avoir le choix. » C’est donc depuis la Tanzanie qu’elle commence à imaginer un autre modèle, mobile, décentralisé. Elle abandonne l’idée de dépendre d’un seul lieu physique pour exister. « Je me suis longtemps demandé si je pouvais exister en dehors de Mayotte. Si j’étais encore légitime loin de mon territoire. Et là, j’ai découvert que oui. Que j’avais ma place. Que je pouvais produire ailleurs, vendre ailleurs, représenter Mayotte autrement. » 

Sur place, elle travaille avec des artisans locaux et réfléchit à de nouvelles pistes de développement. « J’ai dû tout réinventer : la production, le rythme, la manière de me présenter... J’ai activé tout ce que j’avais appris dans mes anciennes vies. Et franchement, si je n’avais pas eu ce parcours aussi divers, je n’aurais pas su rebondir aussi vite. » 

Préparation émission Miroir Kreyol Bénin © Karibimage

Si elle s’en amuse aujourd’hui, longtemps Jane Jaquin a eu du mal à assumer ce qu’elle appelle ses ‘mille casquettes’ : « J’ai vendu des salades sur un marché. J’ai monté des buffets de mariage. J’ai été costumière, traiteur, chanteuse de scène. J’ai cousu des robes, fait des castings, organisé des événements. Je me suis plantée. J’ai recommencé. Mais tout ça, c’est ce qui fait que je suis cheffe d’entreprise aujourd’hui. J’ai longtemps laissé les autres mettre des mots sur ce que je faisais, parce que je ne savais pas comment me définir. Mais maintenant je sais. Je suis hyperactive, oui. Pas dans le sens médical, mais dans le sens où j’ai cette faim-là, cette soif de comprendre, de découvrir, de toucher à tout.  » 

Son parcours singulier commence après l’obtention de son bac à Mayotte. Elle part pour l’Hexagone pour y intégrer une faculté de biologie. « Pendant les cours, j’étais sur des forums de mode. Et un jour, une femme me demande si je peux lui faire un relooking. Je dis oui, je fonce. Je crée une auto-entreprise. Je ne savais même pas que c’était possible, mais j’y vais. » Elle devient par la suite conseillère en image, fait du personal shopping, commence à faire, à Paris, de petites apparitions à l’écran, rejoint, un peu par hasard, une école de théâtre puis une école de mode. La maladie de sa mère l’obligera à rentrer à Mayotte. 

Là, elle est repérée pour faire de la télévision, puis de la radio. « J’ai toujours fonctionné comme ça. J’observe. Je regarde comment ça marche. Et je fais. » Après quelques années, elle quitte Mayotte pour Zanzibar. « J’ai fini par diriger un hôtel quatre étoiles. Je n’avais jamais fait d’hôtellerie. Mais j’ai appris. Je me suis adaptée. Ce n’est pas le diplôme qui fait la compétence, c’est la personne. » Aujourd’hui, la cheffe d’entreprise voit grand et surtout très loin pour sa région.

Des projets pour faire rayonner les îles

Si l’entrepreneure commence à se faire un nom en dehors des frontières de Mayotte, elle n’en reste pas moins très attachée à son territoire. « Je crois à la puissance des îles. Je crois à ce qu’on peut faire quand on arrête de se regarder comme des petits bouts isolés. Mon envie, c’est de créer du lien. De montrer qu’il y a une façon de penser l’entrepreneuriat insulaire qui est audacieuse, mobile, et profondément ancrée. » C’est d’ailleurs avec un petit sourire satisfait qu’elle nous raconte la fierté d’avoir vu les T-shirts dont elle est à l’origine, Mayotte a soif, en Guadeloupe. « Quand j’ai créé le logo, c’était pour faire passer ce message simple et pourtant nécessaire. Le voir qui a traversé l’océan, ça veut dire que l’idée a fait son chemin. »

Parallèlement, l’entrepreneure continue de développer des concepts qui peuvent s’exporter partout dans le monde, à l’instar de sa marque Vivre sur une île. « C’est une phrase que j’ai entendue un jour et elle ne m’a plus quittée. J’ai voulu en faire un symbole. Parce que vivre sur une île, c’est unique. C’est intense. C’est exigeant. » Jane Jaquin, sa marque éponyme de prêt-à-porter haut de gamme, est désormais également disponible au concept store parisien Africa First. « Je veux qu’on puisse porter Mayotte, Zanzibar, partout dans le monde : avec du style, du détail, de la matière noble… Je veux qu’on arrête d’associer nos territoires à la simplicité, au folklore. On est capables de raffinement, de complexité, de finesse. »

Swahili Fashion week 2022 à Dar es Salaam 

Dans ses autres projets en cours : une boutique à l’aéroport de Mayotte. Dans ses projets déjà réalisés : Mayotte Casting, une agence dédiée au casting, à la production d’images, à l’accompagnement de marques et de talents. Un outil pour faire émerger de nouveaux visages, mais aussi pour travailler autrement avec des entreprises locales, régionales ou nationales. Et au milieu de tout cela, la jeune femme continue de créer des émissions télévisées, à l’instar de Miroir Kréyol qu’elle présente et qui lui a permis de se rendre en Martinique, à Paris, mais aussi au Bénin. Cette vie très dense, Jane Jaquin la partage d’ailleurs beaucoup sur les réseaux sociaux. 

« Je ne suis pas influenceuse. Je suis une entrepreneure qui communique. Je montre ce que je vis, ce que je traverse. J’essaie d’inspirer, mais surtout de normaliser le fait qu’on puisse entreprendre, ici, avec nos moyens, nos réalités. » Celle qui se définit comme ‘une influenceuse en carton’, forte de ses 28 000 followers sur Instagram, a déjà d’autres projets en tête, en plus de ceux déjà impulsés : un pont entre les îles en valorisant les histoires, les voix, les savoir-faire. « Depuis que j’ai travaillé en Tanzanie, j’ai une idée qui me trotte dans la tête : ouvrir un service de conciergerie pour accompagner les voyageurs dans l’océan Indien. Leur créer des parcours sur mesure, des découvertes authentiques. J’aimerais proposer une autre façon de voyager. Plus respectueuse, plus sensible, plus connectée aux gens. Ce n’est pas du tourisme, c’est de la transmission. »

En la sélectionnant parmi les 40 talents ultramarins avec lesquels il faudra compter demain, l’Institut Choiseul met ici en lumière plus qu’un parcours : une vision. « Depuis toujours, je veux prouver qu’on peut créer des marques impactantes, ambitieuses, depuis les Outre-mer, depuis Mayotte. Ce n’est pas une lubie, c’est un besoin vital…  Notre survie culturelle. »

Abby Saïd Adinani