C’est un projet discret depuis trois ans, mûri loin des effets d’annonce, mais qui pourrait bien faire entrer La Réunion dans une nouvelle ère. À l’heure où l’océan Indien devient l’un des nœuds géopolitiques les plus sensibles de la planète, l’île s’apprête à accueillir l’institut de sûreté et de sécurité maritime de l’océan Indien, l’ISSMOI. Une initiative inédite, portée par Azmina Goulamaly, dirigeante du groupe Océinde et présidente de l’École d'Apprentissage maritime de la Réunion, pensée pour répondre aux enjeux réels de la zone et rassembler, enfin, les États riverains, de l’océan Indien autour de solutions communes. Pour Outremers360, Azmina Goulamaly dévoile en exclusivité les contours de ce projet qui pourrait redéfinir l’équilibre stratégique de toute la région.
La Réunion, un territoire clé au cœur d’un océan devenu crucial pour l’Europe
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : l’océan Indien est aujourd’hui la principale porte d’entrée du pétrole et du gaz du Moyen-Orient vers l’Europe. Près de 35 % des exportations européennes vers l’Asie transitent également par cette zone, via les artères-aortes du commerce mondial que sont l'axe Bonne Espérance / Malacca et le canal du Mozambique. Les crises récentes, comme la perturbation de la mer Rouge, ont rappelé à quel point une tension locale pouvait produire un effet domino à l’échelle mondiale. Le nombre de navires commerce transitant au large des territoires français de l'océan Indien a ainsi été multiplié par deux entre 2023 et 2024.
Au milieu de ces routes énergétiques stratégiques, un territoire européen tient bon : La Réunion. Et c’est précisément là que se joue la prochaine étape.
« Il y a un vrai défi sécuritaire dans la zone. L’Europe a conscience qu’elle doit absolument maintenir la paix ici, parce que c’est vital pour elle. Et là, très clairement, la Réunion peut être une solution. La question est : quels projets structurants peut-on bâtir pour l’Europe, qui ne répondent pas seulement aux besoins de La Réunion, mais aussi à ceux de toute la région ? Des projets pérennes. Et je pense qu’on a aujourd’hui toutes les capacités pour créer ici un pôle d’excellence, capable de former aux métiers de demain : la sécurité maritime, la cybersécurité portuaire, la gestion de crise, la surveillance des routes, la prévention des pollutions…Et peut-être même des métiers qu’on ne connaît pas encore. » explique Azmina Goulamaly
Une réponse coordonnée aux défis communs
À l’origine, un constat simple : les États riverains font face à des défis communs : pollution marine, pêche illégale, secours en mer, cybersécurité portuaire, surveillance maritime, mais manquent parfois de compétences locales, de coordination, ou de moyens adaptés. Quant à la diplomatie classique, elle reste souvent trop visible et, dans certaines zones, mal accueillie.
L’ambition de l’institut : créer une plateforme collaborative, pragmatique, où les pays de la région échangent leurs besoins, mutualisent les expertises et construisent ensemble des solutions sur mesure. Pas un projet descendant, mais un dispositif pensé depuis le terrain comme le souligne Azmina Goulamaly : « On est assez fiers de réussir à faire dialoguer tout ce monde-là. Il faut que les acteurs se connaissent, qu’ils puissent s’appeler directement, qu’ils partagent un langage commun, une culture d’interopérabilité. C’est indispensable pour pouvoir, ensemble, répondre aux défis de demain. »
Une alliance tripartite et un financement européen
Le projet repose sur trois piliers : l’École maritime de La Réunion, acteur associatif privé qui accueillera le futur institut ; la Région Réunion, moteur local du développement économique et stratégique ; et la Direction de la coopération, de la sécurité et de la défense (DCSD), direction spécialisée du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères (MEAE) capable de mettre à disposition des experts de haut niveau pour conduire des projets de coopération régionale très pointus. « C’était un travail considérable, mené avec succès et à ce titre, il faut saluer l’implication du coordonnateur régional du projet, Thomas Rostaing (administrateur des affaires maritimes, coopérant de la DCSD placé auprès du secrétariat général de la Commission de l'Océan Indien ), dont l’énergie et l’expertise ont été déterminantes. » précise Azmina Goulamaly.
Le projet bénéficie du soutien des fonds européens du programme Interreg, rarement mobilisés avec une telle cohérence dans la région, ainsi que de l'appui technique du secrétariat général de la Commission de l'Océan Indien (COI), au titre de l'architecture régionale de sécurité maritime.
Un signal politique fort, qui confirme que l’Europe considère La Réunion, à la fois région ultrapériphérique de l'Union européenne (RUP) et membre de la COI, comme un ancrage crédible, capable de dynamiser concrètement la coopération régionale.
Des formations déjà opérationnelles
La première session de formation, organisée du 22 au 26 avril 2025 à l’École d’apprentissage maritime de La Réunion, au Port, a réuni une douzaine d'officiers supérieurs issus des Comores, de Djibouti, de La Réunion, de Madagascar, de Maurice ainsi que de la Commission de l’océan Indien (COI) autour d’un module dédié à la gestion de crise en cas de pollution marine de grande ampleur. Ce stage, animé par le Cèdre, organisme de renommée mondiale certifié par l’Organisation maritime internationale (OMI), a donné lieu à délivrance de certificats reconnus au niveau international. Fondée sur des études de cas, dont l’échouement du Wakashio à Maurice en 2020, sur des outils d’aide à la décision et sur des exercices pratiques de simulation, la formation intégrait aussi des interventions des services spécialisés de la Gendarmerie nationale et des Forces armées dans la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI), ainsi que de l'UNOSAT, l'agence des Nations Unies spécialisée dans l'appui à la gestion de crise par l'imagerie satellitaire.
Pour Azmina Goulamaly, cette initiative confirme l’importance de disposer d’une structure régionale pérenne pour renforcer la prévention : « En réalité, nous faisons face aux mêmes besoins et aux mêmes dangers. L’idée, c’est d’apprendre à travailler ensemble, car en mer, il arrive un moment où il faut intervenir rapidement et de manière coordonnée. Prenons l’exemple de la pollution à Maurice : certains territoires, comme les îles françaises, étaient présents, mais un pays isolé ne dispose pas toujours de la puissance de frappe nécessaire pour répondre à une marée noire. Ce type de projet permet de réunir tout le monde autour de la table et de prendre conscience que, sur des zones aussi vastes et face à des problématiques aussi complexes, personne ne peut agir seul et que seule une culture opérationnelle commune permet de coopérer efficacement »
Pour les participants, c’est une reconnaissance internationale. Pour l’ISSMOI, la preuve que son modèle fonctionne.
Les prochaines formations sont en cours de finalisation et le programme devrait être annoncé début 2026.
Une ambition assumée : devenir un pôle d’excellence régional
Ce que La Réunion propose aujourd’hui dépasse le cadre de simples formations. Il s’agit de bâtir une véritable compétence régionale dans les domaines de la cybersécurité maritime, la surveillance des routes, la gestion de crise, la lutte contre la pollution et secourisme côtier adapté aux réalités locales.
Grâce à l'Ecole d'apprentissage maritime (EAM), l'île dispose déjà d'une structure de formation de haut niveau, qui, sous l'impulsion de son directeur, Sami Ouadrani, très engagé dans la valorisation des filières maritimes et des perspectives d’emploi pour les jeunes Réunionnais, a su se hisser parmi les toutes meilleures de France, et se doter d’équipements uniques, comme un simulateur d’incendie à bord de navire, le seul de tout l’océan Indien, utilisé aussi par les pompiers. Ajoutons à cela un simulateur de navigation de pointe, une expertise croissante et un écosystème qui ne demande qu’à monter en gamme. L'EAM est en outre en lien avec les autres structures de formation professionnelle maritime de la sous-région océan Indien occidental, et ainsi à même de constituer le point nodal d'un réseau d'expertise régionale.
À terme, La Réunion pourrait devenir une plateforme incontournable pour les métiers maritimes émergents, en plein essor mondial.
Un impact local : formation, emploi, attractivité
La dynamique est déjà visible. L’École maritime accueille déjà des lycéens et cinq cents stagiaires chaque année en formation professionnelle. Voir arriver sur l’île des experts internationaux, des cadres opérationnels, des acteurs régionaux, ne pourra que susciter des vocations.
Former localement pour attirer les filières de demain : une stratégie qui pourrait profondément transformer l’emploi sur l’île. « L’objectif n’est pas de prendre dix ans d’avance, mais d’explorer des pistes stratégiques, comme faire de La Réunion un pôle d’excellence en cybersécurité maritime. L’idée serait notamment d’organiser des journées d’études et des colloques, pour bénéficier de l’expertise d’intervenants venus d’ailleurs et mieux identifier les problématiques auxquelles seront confrontés les navires entrant et sortant des ports réunionnais. Ces initiatives permettraient de former les professionnels nécessaires pour répondre aux défis à venir. »
L’ISSMOI ne remplace ni la diplomatie, ni les opérations étatiques. Il répond à un besoin de coopération discrète, agile, non politisée, mais terriblement efficace.
Dans une région où la méfiance face aux grandes puissances demeure forte, proposer un espace neutre, opérationnel et co-construit est une rupture. Et c’est l’un des principaux atouts de ce fabuleux projet.
Dans un océan où se joue une part croissante de la stabilité mondiale, La Réunion et ses partenaires de la COI ouvrent une nouvelle voie qui rebat les cartes de la coopération maritime.
La prochaine Conférence de coopération régionale de l’océan Indien, qui se tiendra les 28 et 29 novembre prochains à Saint-Denis de La Réunion, viendra renforcer et illustrer ces ambitions.























