Un regard sur l’histoire des Outre-mer (suite) par André Yché

Vue du fort de Honolulu, peinture de Paul Emmert vers 1853

Un regard sur l’histoire des Outre-mer (suite) par André Yché

« Pour mesurer pleinement l’exceptionnalisme des Outre-mer français, il est nécessaire de procéder à un tour d’horizon de « ceux des autres » : les Anglo-Saxons, les Espagnols, les Portugais… ». André Yché, Contrôleur général des Armées et président du Conseil de surveillance de CDC Habitat, nous livre un second volet d’un « certain regard » sur l’histoire des Outre-mer, avec une réflexion particulière sur « l’empire ultramarin des États-Unis ».

Évoquons, pour mémoire, les anciennes Antilles néerlandaises qui ont accédé à un statut de large autonomie et dont les plus peuplées, Aruba et Curaçao, n’atteignent que 150 000 habitants chacune ; l’île de Saint Martin, partagée avec la France, n’accueille que moins de 40 000 habitants pour sa partie néerlandaise (versus un peu plus de 30 000 pour la partie française). Il n’est guère d’« affectio societatis » entre la métropole et ces « restes d’empire » au titre des liens du passé, oubliés par les uns et les autres.

Pour la plupart d’entre eux, les « confettis » d’origine britannique sont dans la même situation, situés très majoritairement dans l’Atlantique et dans le Golfe du Mexique. Les Bermudes, avec une population de 70 000 habitants, et les îles Caïmans « annexe de la City » font figure de « poids lourds démographiques » dotés de statuts de large autonomie. Gibraltar et la base militaire de Crète (Akrotiri) occupent une place particulière, justifiée par l’Histoire ; les îles Malouines font figure de symbole nationaliste dont on conçoit mal qu’il ait pu coûter en 1982 près d’un millier de vies humaines, dont celles de plus de 250 britanniques.

Les possessions ultramarines qui se rapprochent le plus des Outre-mer français sont celles, respectivement, de l’Espagne et du Portugal : les Canaries pour l’une, les Açores et Madère pour l’autre.

Les Açores ont été colonisées dès le XV° siècle, à l’époque des expéditions lancées par Henri le Navigateur de la dynastie des Aviz, à une époque demeurée dans la mémoire lusitanienne comme celle de « l’illustre génération » ; il s’agissait alors d’une implantation essentielle dans l’Atlantique Nord, sur la route des Amériques. Peuplées de 250 000 habitants, les Açores, tout comme Madère (150 000 habitants) se présentent de manière équivalente à ce que sont les Petites Antilles dans le Golfe du Mexique ou les Mascareignes dans l’Océan Indien. La base américaine de Lajes (Terceira) illustre l’importance stratégique de l’archipel, tout comme Diego Garcia dans l’Océan Indien ou Guam dans le Pacifique.

Entre Madère et les Iles du Cap Vert (ancienne possession portugaise, 600 000 habitants et une diaspora de 700 000 individus), les Canaries complètent, avec les Açores, la Macaronésie dont elles constituent l’élément central et le plus peuplé avec 2 200 000 habitants et une autonomie à part entière, bien plus complète que celle, par exemple, de La Réunion.

Ainsi, ce sont les territoires ultramarins espagnol et portugais de l’Atlantique qui s’apparentent le plus aux Outre-mer français, tant par leur histoire, leur rôle dans la navigation océanique vers les Amériques et l’Afrique, ainsi que l’importance relative de leur peuplement qui leur confère une réelle autonomie politique et un certain poids économique. Il est clair que dans le spectre socio-économique ibérique, les Canaries viennent nettement en tête, équilibrant à elles-seules l’ensemble des Outre-mer français.

Mais par rapport à l’ensemble des Outre-mer européens, ce sont les Outre-mer américains qui revêtent une dimension particulière, à divers titres : constitués au fil de l’histoire, ils procurent aux États-Unis le premier domaine maritime en termes d’exploitation économique exclusive et surtout, un réseau de points d’appui stratégiques unique au monde.

Paradoxalement, c’est de l’empire colonial espagnol qu’une nation anticolonialiste par nature, puisqu’ancienne colonie, tire une bonne partie de ses possessions ultramarines, à la fin du XIX° siècle : Cuba, les Philippines, Porto Rico, Guam, dont les deux premières ont accédé à l’indépendance, avec d’ailleurs des résultats géopolitiques peu probants pour leurs « libérateurs ».

C’est sur un fond combinant la vision stratégique d’Alfred Thayer Mahan, auteur d’un ouvrage de référence : « The influence of Sea Power upon History , 1660-1783 » dans lequel il expose l’atout que représente la suprématie maritime dans les rapports de force mondiaux et la protection d’intérêts économiques liés à l’exploitation du sucre des Antilles que la vocation coloniale des États-Unis se révèle. Et surtout, dans la rivalité entre deux groupes de presse, celui de Pulitzer (le « New York World ») et celui de Hearst (le « New York Journal »), ce dernier adopte une posture résolument belliciste incitant à l’intervention au profit des « pauvres cubains » martyrisés par les « cruels espagnols » ; Hearst lui-même ne dissimulait guère ses intentions, ni sa méthode, intimant ses instructions à son illustrateur : « Vous fournissez les images, je fournirai la guerre ! » Déjà, la démocratie d’opinion montrait son véritable visage !

De façon plus machiavélique, un groupe sénatorial, conduit par l’influent Henry Cabot Lodge accompagnait le mouvement d’opinion, affirmant « la vocation des anglo-saxons à dominer le monde, dans son propre intérêt ».

« Les Etats-Unis ont une histoire de conquête, de colonisation et d’expansion territoriale inégalée par les autres peuples au XIX° siècle, et rien ne nous arrêtera maintenant. » - Sénateur Henry Cabot Lodge – 1895.

In fine, un climat général finit par prévaloir en 1898, moment à partir duquel on peut dater l’émergence de l'impérialisme américain de plus en plus dirigée contre celui des anciennes puissances européennes, Royaume-Uni compris.

« Une prise de conscience nouvelle semble entrer en nous –un sentiment de force accompagné d’un nouvel appétit, le vif désir de montrer notre force […] Ambition, intérêt, soif de conquêtes territoriales, fierté, pur plaisir de se battre, quelque nom qu’on lui donne, nous sommes animés d’une sensation nouvelle. Nous voilà confrontés à une étrange destinée. Le goût de l’Empire est sur nos lèvres, semblable au goût du sang dans la jungle ». Burns, Siracusa, Flanagan, 2013, p. 107.

Une note interne de l’ambassadeur d’Espagne à Washington très critique sur le « pacifisme » du Président McKinley et surtout, l’explosion probablement accidentelle du cuirassé USS Maine dans le port de La Havane mettent le feu aux poudres.

Ces évènements précipitèrent la décision et, quoique personnellement réticent, McKinley comprit que sa réélection serait compromise s’il continuait à s’opposer à la guerre, et il rendit les armes au parti belliciste, conduit par Theodore Roosevelt et Henry Cabot Lodge. Ainsi, l’armée désœuvrée à l’issue de la Conquête de l’Ouest et du génocide amérindien achevé par le massacre de Wounded Knee et le nouvel outil de la puissance navale, qui se préparait à attaquer les Philippines, allaient trouver à s’employer. En quelques mois, en dépit d’une nette supériorité numérique des armées espagnoles et de l’amateurisme de l’US Army, les Espagnols capitulèrent car à quelques exceptions près, ils ne se battirent pas vraiment, attendant une réaction européenne, qui ne vint pas. Le « néo-impérialisme américain » avait triomphé, en grande partie grâce à l’US Navy. Le destin guerrier de l’Amérique était tout tracé.

La démonstration ne tarde guère à survenir puisqu’après le traité de Paris qui transférait aux Etats-Unis les possessions espagnoles aux Antilles et dans le Pacifique, une guerre de libération éclate aux Philippines, provisoirement pacifiées par le Gouverneur Général espagnol Primo de Rivera, mais enflammées par les promesses d’indépendance non tenues par les américains, au premier rang desquels le Commodore Dewey. Ce sont les Macarthur, père et fils, qui se chargent successivement de la répression, qui n’aura rien à envier aux pratiques espagnoles, institutionnalisant, pour ainsi dire, le « waterboarding » ! A Cuba, les Espagnols avaient inauguré les « camps d’internement » que les Britanniques industrialiseront en Afrique du Sud, avec des résultats bien plus probants puisque provoquant la disparition de 20% à 25% de la population des Boers, soit l’équivalent des guerres de Vendée, pendant la Révolution !

La parfaite illustration de la nouvelle vocation coloniale des Etats-Unis remonte à l’annexion des « îles Sandwich » ainsi nommées par James Cook en 1778, qui conduit à l’émergence d’un royaume centralisé, celui d’Hawaï, qui sera placé sous l’influence des Etats-Unis un siècle plus tard, en 1878, par le biais d’un traité de réciprocité. Mais après 1898, l’annexion de l’archipel est opérée de manière unilatérale par le gouvernement américain, avant qu’il ne soit érigé en Etat fédéré en 1959, de telle sorte que l’illégalité de son rattachement aux Etats-Unis, n’est plus susceptible d’effet pratique, en dépit de la nullité de la procédure en droit international. Des interventions militaires au Nicaragua et à Saint Domingue ainsi que dans une trentaine d'États des Antilles, du Pacifique et d’Amérique Centrale ont illustré une pratique de « colonisation de fait ».

L’approche géopolitique cultivée par les Etats-Unis s’est trouvée parfaitement confirmée lors de la Seconde Guerre Mondiale, par les offensives japonaises sur Hawaï et sur les Philippines et à l’occasion du « coup d’arrêt » de Midway, puis de la reconquête des Mariannes et des opérations successives sur Guam et Wake. Le rôle de ces points d’appui, pratiquement réservés à une occupation militaire, n’a pas été démenti lors de la guerre du Vietnam de telle sorte qu’à ce jour, sous diverses formes, l’importance stratégique des « points d’appui insulaires », face à la Chine, se trouve accrue, aussi bien dans le Pacifique que dans l’Océan Indien (prise en location auprès du Royaume-Uni de Diego Garcia, vidé de sa population).

Dans le Golfe du Mexique, après la crise de Cuba de 1962, la démilitarisation de la zone fait que dans ce « lac américain », l’ultime protectorat de Porto Rico ne revêt guère d’intérêt stratégique, mais les Etats-Unis se trouvent dans une situation comparable à celle de la France à Mayotte, « prisonniers de leur conquête », le contrôle de la navigation ne représentant pas plus d’enjeu au large de la Floride que dans le canal du Mozambique du fait de l’effondrement des régimes marxistes issus de la décolonisation des empires espagnol dans un cas, portugais dans l’autre.

De ce large tour d’horizon, quelques conclusions essentielles s’imposent d’évidence. Les territoires ultramarins de l’Atlantique, rattachés à l’Espagne et au Portugal, s’apparentent aux départements français d’Outre-Mer de par l’histoire et leur profond enracinement dans la culture de leurs métropoles d’origine. Les Açores, Madère, les Canaries sont définitivement ancrées à l’Europe.

Assez paradoxalement, les vestiges de l’Empire de Victoria ne sont guère plus que des symboles de nationalisme, qu’il s’agisse de Gibraltar, des Îles Malouines, voire même d’Akrotiri en dépit de l’intérêt particulier de cette implantation en Méditerranée Orientale… Citons, pour mémoire, la valeur historique de l’île d’Elbe et de Pitcairn (« les révoltés du Bounty »).

Pour le reste, il est frappant de constater la relative similitude entre l’empire ultramarin des Etats-Unis, surgi au XX° siècle et qui caractérise l’hégémonie de l’hyperpuissance américaine sur tous les océans du Monde, et les Outre-Mer français, issus d’un empire colonial disparu au milieu du XVIII° siècle et dont la cohérence initiale a considérablement souffert, symétriquement, du déclin du rang international de la « Grande Nation ». Ainsi, les Outre-mer français présenteraient un réel intérêt géopolitique pour… la Chine !

André Yché, Contrôleur général des Armées et président du Conseil de Surveillance de CDC Habitat