PORTRAIT. Entre l’Île-de-France, la Martinique et le Cap-Vert, l’insulaire Jennifer Soares Garcia veut raconter les Outre-mer autrement

© DR

PORTRAIT. Entre l’Île-de-France, la Martinique et le Cap-Vert, l’insulaire Jennifer Soares Garcia veut raconter les Outre-mer autrement

Originaire de la Martinique par sa mère et du Cap-Vert par son père, Jennifer Soares Garcia se définit comme ayant « une identité insulaire hybride ». Celle qui a grandi en Île-de-France s’apprête à devenir formatrice de futurs guides touristiques à Paris. Mais, à 28 ans, la jeune femme diplômée en tourisme et développement territorial voit plus loin et rêve d’un tiers-lieu en Île-de-France, conçu comme un espace de débats citoyens autour des Outre-mer. En attendant, c’est par le biais de son cabinet Outremer Rayonnement Conseils qu’elle espère contribuer à une lecture plus juste des territoires ultramarins.

Pour Jennifer Soares Garcia, tout est parti d’un déclic alors qu’elle était étudiante en master de tourisme et développement territorial. La jeune femme, à la croisée des mondes, comme elle le dit elle-même, voulait au départ s’orienter vers une voie tournée vers l’ouverture et le voyage. « Dans le cadre de mes études, j’ai dû apprendre l’histoire du tourisme. Je découvre alors qu’il s’agissait à l’origine d’un outil colonial. Quelque chose s’est débloqué en moi », se souvient la Francilienne, originaire de la Martinique et du Cap-Vert. « Cela m’a permis de mieux saisir les dynamiques autour des territoires ultramarins : Pourquoi, par exemple, on en parle souvent par les mêmes prismes… Oui, il y a le soleil, la danse et la gastronomie. Mais moi, j’avais envie de parler d’éducation, d’emploi, d’attractivité, de citoyenneté... » Les deux mémoires qu’elle mène lui permettent d’approfondir ses recherches. Le premier, intitulé Les enjeux de l’entrepreneuriat et de l’économie sociale et solidaire dans le secteur touristique pour une dynamisation des territoires insulaires (focus sur les Outre-mer), explore l’entrepreneuriat comme levier d’autonomisation des territoires insulaires. Le second décrit les enjeux des structures d’accompagnement à l’entrepreneuriat touristique comme facteur de développement territorial et s’intéresse aux tiers-lieux : ces espaces hybrides, à la fois sociaux, culturels et économiques.

Pour les rédiger, Jennifer Soares Garcia mène une enquête auprès d’une vingtaine de porteurs de projets et échange avec des acteurs de presque tous les territoires ultramarins. « J’ai couvert quasiment tous les Outre-mer, sauf Saint-Barthélemy, Saint-Pierre-et-Miquelon et Wallis-et-Futuna », précise-t-elle. De la Polynésie à la Guyane, les témoignages convergent : « Que ce soit des acteurs venus de l’Hexagone ou des ultramarins en retour au pays, beaucoup arrivaient avec une posture de sachant ou de sauveur. Et cela ne fonctionnait pas. » De ce constat naît, en 2023, son cabinet Outremer Rayonnement Conseils, un outil qu’elle veut critique et exigeant : « Créer une structure, c’est bien. Mais la vraie question, c’est : comment je contribue au territoire ? Qui j’emploie ? Est-ce que je respecte ses réalités sociales et culturelles ? Ou est-ce que je reproduis ce que je dis vouloir changer ? »

Déconstruire pour mieux construire

Cette envie de contribuer, de faire sa part, se traduit depuis ses années étudiantes. Très tôt, Jennifer Soares Garcia s’investit dans la vie associative, notamment au sein de L’O.E.U.F (Organisation des Étudiants de l'Université de Foix), une organisation où elle contribue à des initiatives mêlant culture et questions sociales. Elle participe aussi à des ateliers collaboratifs consacrés à l’impact social des projets. « J’ai toujours été attentive à la façon dont une action pouvait transformer concrètement la vie des gens. » Pour elle, un projet n’a de valeur que s’il s’ancre dans un territoire et qu’il sert ceux qui l’habitent. Dans cette réflexion, Jennifer Soares Garcia ne s’oublie pas et n’hésite pas à faire son autocritique. « Moi-même, en tant que personne vivant dans l’Hexagone, je peux tomber dans ce travers du sachant ou du sauveur. Il faut accepter de se remettre en question pour ne pas reproduire les mêmes dominations. » Au milieu de ses réflexions, son lien avec le Cap-Vert, territoire d’origine de son père où elle se rend régulièrement, est une boussole. « Au Cap-Vert, l’économie informelle est extrêmement développée, chacun crée son activité sans forcément dépendre de dispositifs institutionnels. Cela m’inspire et m’interpelle par rapport aux dynamiques françaises et ultramarines, où l’accompagnement est plus structuré mais parfois trop cadré. » Ces héritages multiples nourrissent ainsi ses réflexions autour de l’autonomie et de la résilience des territoires insulaires, notamment.

Dans ce cheminement de déconstruction, la sémantique ainsi que le rapport aux langues et aux mots sont des composantes importantes de son engagement. Parmi les mots qui retiennent son attention, il y a celui de ‘Métropole’, encore largement employé malgré un amendement voté à l’Assemblée nationale préconisant de lui substituer ‘Hexagone’. Le terme ‘Outre-mer’ est également interrogé par la jeune femme. « Ce mot dit que nous sommes toujours “outre”, toujours en dehors, toujours dans une relation d’infériorité par rapport à un centre. » Pour autant, elle choisit de s’en emparer, jusqu’à l’inscrire dans le nom de son cabinet, Outremer Rayonnement Conseils. « C’est un mot qui parle à tout le monde. C’est aussi une question d’identification. Maintenant, même si je veux le transformer en outil positif, il faut être lucide sur ce qu’il porte. »  Cette lucidité, elle l’applique dans son quotidien professionnel et reste ferme sur son cap. « On attend souvent d’un consultant qu’il valide. Moi, je questionne. Mon fil rouge, c’est la décolonisation. Pas seulement dans les politiques publiques, mais dans les relations humaines, sociales et économiques. »

Transmettre autrement

À 28 ans, Jennifer Soares Garcia ne veut pas seulement accompagner, elle veut également transmettre. En novembre, elle débutera son rôle de formatrice à Paris auprès de deux classes de futurs guides touristiques en reconversion. « Ce sont des personnes souvent plus âgées que moi, mais j’aurai carte blanche, et cela, c’est une chance », explique-t-elle. Elle compte mettre à profit cet espace de liberté pour aborder des thématiques rarement présentes dans les formations classiques. « Transmettre, c’est donner des outils, mais c’est aussi redonner la parole à ceux à qui on l’a enlevée. » Et pour Jennifer Soares Garcia, transmettre ne se limite pas à former ou à accompagner. Elle insiste sur la nécessité de rendre les débats accessibles à tous, au-delà des cercles d’experts ou des institutions. « Ces sujets ne doivent pas rester réservés aux élites intellectuelles ou aux élus. Ils doivent être discutés entre citoyens, pour que chacun puisse proposer des solutions. » Cette volonté de vulgarisation traverse son travail, ainsi que ce rêve d’ouvrir en Île-de-France un tiers-lieu en faveur de débats autour des Outre-mer. « C’est totalement en construction. C’est un projet qui est un peu hors des cases, qui bouscule aussi ce qu’on connaît des territoires ultramarins. Pour moi, un tiers-lieu, c’est un espace hybride, qui permet de construire collectivement, d’imaginer autrement. Je veux un lieu où l’on débatte d’éducation, d’emploi, d’attractivité des territoires. C’est un projet qui demande énormément, en termes de financement et aussi de collectivités qui seraient prêtes à s’engager sur ces sujets-là. »

Ainsi, qu’il s’agisse de formation, de conseil ou d’espaces citoyens, Jennifer Soares Garcia poursuit le même objectif : recréer du lien et contribuer à une compréhension plus juste des Outre-mer. La jeune femme n’exclut d’ailleurs pas de partir vivre sur une île qui ne serait pas l’Île-de-France, cette fois. « J’y réfléchis. Oui, je me projette vers d’autres territoires. »