Colonisation de l'Algérie: "la douleur silencieuse" des déportés en Nouvelle-Calédonie

Au 60e anniversaire de la fin de la guerre d'indépendance (1954-1962), des descendants d'Algériens déportés en Nouvelle-Calédonie pendant la phase de colonisation au XIXe siècle racontent la "douleur silencieuse" de leurs aïeuls, un épisode largement oublié.


 

De 1864 à 1897, au fil de l'avancée des troupes coloniales françaises, entrées en Algérie en 1830, plus de 2.100 Algériens jugés par des tribunaux spéciaux ou militaires furent déportés vers le bagne colonial de Nouméa.

Les descendants des "chapeaux de paille" -couvre-chef des bagnards - témoignent avec émotion d'une histoire qu'il a fallu «aller chercher, presque leur extorquer». « Ils arrivaient après un voyage de cinq mois, enchaînés dans les cales. Le nombre de morts, dont les corps furent jetés par-dessus bord pendant la traversée, reste inconnu», relate à l'AFP Taïeb Aïfa, 83 ans.

Son père faisait partie du dernier convoi de bagnards en 1898 et sa mère est la fille d'un des premiers déportés sur le "Caillou", surnom de la Calédonie. «L'histoire de nos aïeux était un sujet tabou. La loi du silence régnait dans les familles de déportés, explique cet octogénaire, pilier de la «communauté arabe» les descendants d'Algériens.

De colonisé à colonisateur 

« Nous les enfants des chapeaux de paille, étions traités de bicots» (insulte raciste, ndlr), se souvient Taïeb Aïfa, dont le père fut condamné à 25 ans de bagne pour avoir défendu ses terres à Sétif (est de l'Algérie) contre les militaires français.

Ironie tragique: «de colonisés en Algérie, ils devinrent colonisateurs malgré eux. Sur des terres confisquées aux Kanaks», les autochtones, souligne M. Aïfa, figure de Bourail (ouest).

« En Nouvelle-Calédonie, l'Etat français visait, comme en Algérie d'ailleurs, à créer une colonie de peuplement. Les déportés furent transformés en colons», relève pour l'AFP, Christophe Sand, archéologue à l'institut de recherche IRD de Nouméa et descendant de déporté.

Seul portrait connu de Lounès ben M’ahmed ou Serir, monté sur le fond de sa fiche matricule 21 263 de condamnation au bagne, préparé comme seize autres photographies individuelles de condamnés « Arabes », pour être projeté sur écran lors de l’exposition Caledoun
 © Famille Sand-Cubadda ; document d’archive © Archives nationales d’outre-mer

Si les bagnards français purent ultérieurement ramener leurs femmes, c'était interdit aux Algériens qui se marièrent sur place.

Les condamnés à plus de huit ans de bagne - la plupart d'entre eux - n'avaient pas le droit de rentrer en Algérie après leur peine, souligne M. Sand. «D'après nos calculs, ce processus a dû abandonner en Algérie entre 3.000 et 5.000 orphelins», relève le chercheur.

«Mon grand-père a laissé en Algérie deux enfants qu'il n'a plus jamais revus», confirme Maurice Sotirio, petit-fils de condamné de la région de Constantine (nord-est). En Calédonie, c'étaient des citoyens de seconde zone, selon M. Sand, d'autant qu'ils ne parlaient souvent pas français, seulement arabe ou berbère.

Leurs enfants ont beaucoup souffert de cette stigmatisation et seules quelques familles ont sauvegardé fièrement leurs origines.  

A la fin des années 1960, les descendants se sont regroupés dans l'association des «Arabes et amis des Arabes de Nouvelle-Calédonie». «J'ai été ouvrier à 17 ans et j'ai fait du syndicalisme. Maire pendant 30 ans, je signais des documents officiels en tant que Taïeb Aïfa, une revanche sur l'Histoire», témoigne celui qui fut surnommé le «Calife» quand il devint maire de Bourail en revendiquant "son algérianité».

«Processus de guérison» 

M. Aïfa se souvient de son premier voyage en Algérie en 2006, quand il a eu la sensation de «ramener symboliquement (son) père qui, comme les autres Arabes, avait souffert de ne pas pouvoir rentrer et mourir dans son pays natal». « Je revendique ma calédonitude. Mais, je suis aussi Algérien, j'ai un lien avec l'Algérie, de la famille, des terres...J'ai réussi à obtenir mes papiers algériens il y a 20 ans», dit-il fièrement.

Lorsque Christophe Sand s'est rendu en Algérie avec deux autres descendants de bagnards, il a eu « pendant tout le vol l'impression de porter (son) ancêtre sur les épaules». «Quand j'ai aperçu, à travers le hublot, le port d'Alger, où mon arrière-grand-père et ses compagnons avaient été jetés dans la cale, j'ai ressenti une douleur à hurler», dit-il.

Arrivé au village d'Agraradj, en Kabylie (est), dans sa maison natale, il a touché le sol: «j'ai eu le sentiment que le poids symbolique que j'avais sur les épaules depuis le début du voyage avait disparu. J'avais ramené son esprit exilé à l'endroit où il était né».

Pour M. Sand, il faut passer par ce processus de guérison, de refermeture de la porte" pour «se construire un avenir en Nouvelle-Calédonie». «Guérir du traumatisme de l'exil permet aux Calédoniens que nous sommes aujourd'hui de se projeter dans l'avenir sans rester prisonniers du passé» 

 

Avec AFP