[Expertise] Le pétrole, le principe d’égalité et l’Outre-Mer par Gilles Especel

[Expertise] Le pétrole, le principe d’égalité et l’Outre-Mer par Gilles Especel

© SARA

L’Etat est censuré par le Juge Administratif, faute de justifier de façon rationnelle et objective l’existence de réglementations différentes entre, d’une part, la France hexagonale et les collectivités de l’article 73 de la Constitution et, d’autre part, la Nouvelle-Calédonie. Faut-il voir dans cette décision l’émergence d’un nouveau moyen tiré de la rupture d’égalité entre les collectivités d’Outre-Mer ? Une expertise de l’avocat Gilles Especel qu’Outremers 360 vous publie ci-dessous.

1. Le fond du litige

Une compagnie pétrolière approvisionnant la Nouvelle-Calédonie a sollicité l’abrogation d’une norme réglementaire prescrivant l’obligation de constituer et conserver localement 20 % des quantités de produits pétroliers mises à la consommation, ou livrées à l’avitaillement, l’année précédente.

Cette norme, édictée par l’Etat, se révèle significativement plus contraignante que les seuils réglementaires en vigueur en France métropolitaine et dans les collectivités de l’article 73.

Plus précisément, les seuils applicables en Martinique, Guadeloupe, Guyane, à La Réunion et à
Mayotte ont été sérieusement abaissés il y a quelques années, si bien que la réglementation en
vigueur en Nouvelle-Calédonie impose une obligation globalement deux fois plus contraignante (en
termes de coûts et de moyens) pour les opérateurs.

Suite au rejet tacite d’abrogation de la part du Premier Ministre, la compagnie pétrolière a saisi le
Conseil d’Etat d’un recours invoquant notamment une différence injustifiée de traitement avec les
départements d’Outre-Mer.

Par un arrêt du 5 octobre 2020 (n° 427552), le Conseil d’Etat annule la décision implicite de refus
d’abrogation et enjoint au Premier Ministre de réexaminer la demande de la compagnie.
Le fondement retenu par la Haute Juridiction se rattache directement à une forme de rupture
d’égalité entre les collectivités d’Outre-Mer relevant de statuts constitutionnels différents.

2. La réglementation en question

La loi impose à diverses catégories d’opérateurs – et en premier lieu les importateurs d’hydrocarbures – la constitution et la conservation de stocks de produits pétroliers, généralement désignés sous l’appellation de « stocks stratégiques ». Ces stocks ont vocation à être mobilisés en cas de crise locale ou internationale affectant l’approvisionnement de la France.

La loi n° 93-1 du 4 janvier 1993 portant dispositions diverses relatives aux départements d’Outre-
Mer, aux territoires d’Outre-Mer et aux collectivités territoriales de Mayotte et de Saint-Pierre-et-
Miquelon avait étendu dans ces collectivités l’obligation de constituer et conserver ces stocks
stratégiques.

L’article 1er du décret n° 93-131 du 29 janvier 1993 avait fixé pour toutes ces collectivités un seuil
réglementaire de 20 % (soit 73 jours « d’autonomie »).

Il est apparu que le dispositif était disproportionné et inadapté aux départements d’Outre-Mer en
raison de leur éloignement de la métropole et de leur caractère le plus souvent insulaire.

L’arrêté du 25 mars 2016 a substantiellement diminué le niveau des stocks applicables en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, à La Réunion et à Mayotte pour le fixer globalement à 10 % en moyenne des volumes mis à la consommation (soit 36 jours « d’autonomie »).

Le Code de l’Energie prescrit par ailleurs des modalités (opérateurs et produits concernés) distinctes
en « France metropolitaine » et dans les « départements d’outre-mer » ; il contient également
certaines distinctions parmi les départements d’Outre-Mer s’agissant des produits concernés (articles
L. 642-1 et suivants).

C’est cependant le Code de la Défense qui fixe depuis 2007 les modalités en question applicables à
Saint-Pierre-et-Miquelon, à Mayotte, dans les îles Wallis-et-Futuna, en Polynésie française et en
Nouvelle-Calédonie (articles R. 1682-1 et suivants).

Ce choix de « dépayser » la codification du cadre juridique des stocks stratégiques vers le Code de la
Défense permet, peut-être, de mieux justifier, du moins en apparence, la compétence de l’Etat.

En effet, la réglementation des « hydrocarbures » relève de la compétence des autorités de la Nouvelle-Calédonie (article 22 11° de la loi organique n° 99-209).

S’agissant de la Polynésie française, rappelons que l’article 14 4° de la loi organique n° 2004-192
prévoit que l’Etat est compétent s’agissant des « matières premières stratégiques telles qu’elles sont
définies pour l’ensemble du territoire de la République, à l’exception des hydrocarbures liquides et
gazeux ».

Un doute sur la compétence de l’Etat reste permis bien que ce point ne soit pas abordé dans l’arrêt
commenté, et c’est une première singularité du dispositif.

En outre, Mayotte est visée dans les deux Codes.

Cette ubiquité constitue une deuxième singularité d’un dispositif inutilement complexe, alors même
que l’arrêté de 2016 précise que les obligations de stocks stratégiques pour Mayotte seraient fixées
ultérieurement.

La troisième singularité concerne le seuil réglementaire applicable en Nouvelle-Calédonie, en
Polynésie française, à Saint-Pierre-et-Miquelon et à Wallis-et-Futuna qui, fixé à 20 % par le décret
n° 95-597 du 6 mai 1995, a été maintenu à ce niveau.

Un écart du simple au double existe donc entre diverses collectivités d’Outre-Mer.

Une telle différence de traitement est-elle conforme aux principes de légalité et d’égalité ?

3. Le point de droit et la position du Conseil d’Etat

Il ressort de l’arrêt du 5 octobre 2020 que la Haute Juridiction a effectué un examen approfondi sur
les raisons de la différence de seuils de stocks stratégiques entre, d’une part les « départements
d’Outre-Mer » et, d’autre part, la Nouvelle-Calédonie.

La compagnie pétrolière requérante contestait le maintien d’un taux de 20 % en ce qui concerne la
Nouvelle-Calédonie alors que, dans les « départements d’Outre-Mer », les seuils avaient été abaissés
à environ 10 % en 2016.

L’arrêt souligne que le Conseil d’Etat a diligenté une mesure d’instruction consistant, apparemment,
à inviter le Ministère de la Transition Ecologique à expliciter la méthodologie utilisée à l’occasion de
la réforme de 2016, ainsi que les raisons du maintien du seuil réglementaire de 20 % en Nouvelle-
Calédonie.

Le Ministère aurait alors fourni la méthodologie utilisée en 2016 qui reposait sur quatre critères
(dépendance énergétique du territoire, état de la logistique pétrolière, analyse des risques
d’indisponibilité immédiate des stocks stratégiques et situation concurrentielle du marché), tout en
indiquant que cette méthodologie n’avait pas été appliquée aux collectivités de l’article 74, ni en
Nouvelle-Calédonie, qui ont, de fait conservé « leur taux historique de 20 % ».

L’arrêt relève que le Ministère aurait soutenu que ce statu quo se justifierait en Nouvelle-Calédonie
par « l’incertitude sur l’avenir institutionnel de ce territoire et [le] niveau de son taux de dépendance
énergétique ».

Le prétexte tiré de l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie est plus que hors sujet ; il est
d’une légèreté blâmable, et ce d’autant plus que le contentieux est intervenu dans le contexte
référendaire (le référendum s’est tenu la veille de la lecture de l’arrêt).

Quant au motif tiré de la dépendance énergétique, il est assez évident qu’il ne pouvait suffire à
justifier le seuil litigieux puisque cette notion est bien trop générale, comme le constate le Conseil
d’Etat.

Au final, l’arrêt annule le refus d’abroger le seuil de stocks stratégiques de 20 % en tant qu’il s’applique en Nouvelle-Calédonie, en retenant que « faute d’élément rationnel et objectif de nature à
justifier le taux de 20 % retenu en Nouvelle-Calédonie, la ministre ne peut être regardée comme ayant
donné un motif légal à la décision de refus qu’elle a opposée ».

Le Conseil d’Etat a ainsi utilisé la grille d’analyse du principe d’égalité pour « retoquer » le
Gouvernement.

Cet arrêt présente l’intérêt de rappeler à l’Etat non seulement d’avoir constamment le « réflexe » ou
la « culture » Outre-Mer lorsqu’il crée ou modifie des normes applicables dans les collectivités
d’Outre-Mer, mais aussi de mettre en œuvre une méthodologie rationnelle et objective dans
l’exercice de cette tâche, respectueuse du principe d’égalité et prenant en compte les circonstances
locales.

Il avertit également l’Etat que le respect de ces exigences sera scrupuleusement contrôlé en cas de
recours, notamment au moyen d’un exercice de comparaison de la méthodologie utilisée selon les
différentes collectivités.

Et sur un plan plus « terre-à-terre », la décision du Conseil d’Etat invite les opérateurs assujettis à
l’obligation de constituer des stocks stratégiques dans les autres collectivités relevant de l’article
R. 1682-10 du Code de la Défense à s’intéresser à la légalité du dispositif.

Gilles ESPECEL
Avocat associé – spécialiste en droit public
Cabinet OVEREED AARPI
Membre du Bureau de L’A.J.D.O.M.