TRIBUNE. Crise sociale aux Antilles : « Utilisons toutes les ressources disponibles », par Georges Patient

TRIBUNE. Crise sociale aux Antilles : « Utilisons toutes les ressources disponibles », par Georges Patient

Depuis près de deux semaines, la Guadeloupe s’embrase, au sens figuré comme au sens propre, hélas. Depuis près d’une semaine, il en est de même en Martinique. Qu’en sera-t-il demain de la Guyane ? De Mayotte ? Ce n’est pas la première fois… Qu’on se souvienne de 2009 en Guadeloupe, de 2017 en Guyane. Une tribune du sénateur de Guyane et vice-président du Sénat Georges Patient. 

Cette fois-ci, c’est l’obligation vaccinale pour les soignants qui a mis le feu aux poudres. Je veux rappeler qu’en Guadeloupe près de 80 % des soignants sont effectivement vaccinés contre le Covid19, et un peu moins de 50 % des pompiers. Est-ce que cela justifie les barrages routiers qui mettent à l’arrêt l’économie insulaire et impactent gravement la vie quotidienne ? Est-ce que cela justifie les incendies et les pillages ? Est-ce que cela justifie de tirer sur des journalistes et sur les forces de l’ordre ? 

Non, évidemment, sur le principe ; et il est évidemment nécessaire que l’autorité publique se manifeste et assure le retour à un certain ordre. 

Mais non également sur la question du rapport entre la cause et les conséquences : une protestation populaire sur une problématique que je suis tenté de qualifier de marginale, et des conséquences démesurées, effroyables, inquiétantes.

A ce déchaînement de violences, que peut-on répondre ? Mon collègue le sénateur Victorin Lurel a eu le courage d’appeler publiquement la population de la Guadeloupe à se faire vacciner. C’est que le sénateur Lurel sait bien que ce n’est pas cela l’essentiel, que ce n’est que le prétexte actuel pour exprimer des frustrations plus globales, des révoltes plus anciennes, des problèmes plus fondamentaux.

Nous sommes entrés depuis quelques semaines dans une période de pré-campagne électorale. On voit donc les uns et les autres, qui savent que, malgré tout, les régions d’outremer pèsent leur poids de parrainages pour une candidature présidentielle, brandir chacun son étendard : la droite celui de l’ordre et de la sécurité, celui de la loi égale pour tous, celui de l’unité de la république ; la gauche celui du malaise social et des retards d’équipement ; le gouvernement celui de l’autorité et de la compréhension, de la pédagogie, et des mesures de rattrapage financier. 

Ce ballet des indignés, des compatissants, des convaincus, des satisfaits d’eux-mêmes, des constamment rebelles, ce florilège de discours, de postures, de promesses… tout ce qui fait le menu d’une échéance électorale majeure… tout cela n’est pas, de mon point de vue, à la hauteur des enjeux qui sont ceux des territoires ultramarins. Aux questions qui y sont liées, on doit chercher des réponses d’une autre nature, et sur un calendrier non inféodé aux échéances électorales.

Il ne doit plus s’agir de « traiter un problème » (jusqu’au prochain sujet de discorde, jusqu’à la prochaine explosion), quel qu’il soit, à quelque échelle que ce soit, et malgré toutes les ressources et compétences mises en œuvre.

Lorsque les « troubles à l’ordre public », qui sont parfois le fait d’une petite minorité mais s’appuient aussi souvent sur l’acquiescement silencieux d’une majorité, se répètent ainsi de façon périodique, il faut que la France, la République française, ses assemblées législatives et son gouvernement, ait le courage d’envisager de revoir complètement sa copie. 

Les élus et responsables socio-professionnels des territoires ultramarins sont quasi unanimes : les mécontentements générés par l’institution du pass sanitaire, par l’obligation vaccinale imposée aux personnels soignants, par les mesures de confinement ou de couvre-feu… ne sont ces temps-ci que l’occasion conjoncturelle d’exprimer un malaise chronique, structurel, profond, enraciné dans une histoire inconfortable. Est inconfortable la situation de populations qu’on a convaincues qu’elles faisaient partie d’un ensemble national appelé la France, et que cela leur conférait, certes des devoirs, mais aussi des droits, les mêmes partout et pour tous, et qui se rendent compte, génération après génération, combien le tableau a pu être falsifié.

Sans chercher à revenir sur 75 ans de départementalisation, dont je crois l’évolution jusqu’aux collectivités actuelles plutôt positive, ni sur les siècles de colonisation qui les ont précédés, je veux ici prendre deux exemples de ce malaise structurel. 

Concernant la Guadeloupe, le scandale dit du chlordécone, dont les tenants et aboutissants sont désormais documentés, a généré une méfiance extrême envers certains discours gouvernementaux.

Cet insecticide non biodégradable et extrêmement toxique, cancérigène, a été utilisé en particulier dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique entre 1972 et 1993. En 1976, le produit a été interdit d’emploi aux États-Unis. En 1990, la France interdit l’usage du chlordécone sur tout le territoire français. Mais le lobby bananier martiniquais demande une dérogation, et l’insecticide meurtrier est utilisé jusqu’en 1993, et sans doute au-delà, jusqu’au début des années 2000. Quand le profit de quelques-uns s’impose au mépris de tous les autres… traités comme quantité négligeable. On sait qu’il faudra de nombreuses années (probablement plus de 100) pour que les sols les plus touchés soient assainis. Comment nos compatriotes antillais pourraient-ils, après ce scandale qui les a empoisonnés en silence pour plusieurs générations, ne pas se méfier de la parole gouvernementale ?

En Guyane, la question foncière repose sur une situation à la fois unique sur le territoire français, et singulièrement inique. Sur ce territoire de 85 000 km², c’est l’État qui possède 90 % des terres, les collectivités n’en disposant que de 0,2 %, et les particuliers 10 %. C’est une situation directement héritée de la période coloniale, consacrée par un décret de 1946, maintenue jusqu’à aujourd’hui. Même le terrain d’implantation des bourgs des communes ne leur appartient pas. Malgré quelques modifications apportées au Code du domaine de l’État, le problème demeure un facteur de graves tensions entre l’État, les collectivités territoriales, le monde agricole, et la population en général. En plus des conséquences très négatives de cette situation sur les ressources fiscales des collectivités, comment ne pas voir que, dans l’ordre du symbolique, il est déplorable de ne pas naturellement et légalement pouvoir dire « je suis chez moi » sur le territoire qui vous nourrit, tant matériellement que culturellement ? Quel état de dépendance cela crée pour les populations guyanaises, qui ne veulent pas, ne veulent plus être une variable d’ajustement d’une politique foncière et environnementale définie à Paris.

Ce que je veux dire avec ces deux exemples, rapidement survolés, et bien entendu pas limitatifs, c’est qu’au delà des étincelles périodiques qui embrasent les sociétés ultramarines, il faut maintenant avoir le courage de se poser, et de poser la question fondamentale de la nature réelle de la relation entre la République et ses territoires ultramarins. Nous devons avoir ce courage. 

Les populations des territoires d’outre-mer, en détresse chronique, cherchent des responsables : les élus, et l’État. Les élus eux-mêmes, hélas, vont bien souvent chercher des « solutions » auprès de l’État. Et l’État ouvre la boîte à subventions, finance un équipement indispensable, flatte un électorat, et puis s’en va… jusqu’à la fois suivante.

Nous devons, tous, élus, gouvernement, citoyens ultramarins, essayer de voir un peu plus loin. Cesser de protester, choisir de proclamer.  

Si nous voulons durablement améliorer ce qui ne nous satisfait pas, affrontons les difficultés en remontant aux racines. Ayons le courage de mettre sur la table la répartition des compétences, de la réinventer sans tabous, de redéfinir la géométrie des décisions. Nous ne devons pas céder à l’opportunisme, nous devons prendre le temps de dépasser les ambiguïtés, les effets d’annonces, et les batailles de bilans. Oublions, je le répète, les échéances électorales qui agitent périodiquement notre vie politique. Je n’invoquerai pas pour ma part la notion d’autonomie, parce qu’aucune solution ne peut se résumer à un mot, mais j’entends néanmoins favorablement l’ouverture proposée très récemment par le ministre des Outre-mer.

Pour parvenir à répondre durablement à cette question fondamentale de la nature réelle de la relation entre la République et ses territoires ultramarins, utilisons ensemble toutes les ressources disponibles, en commençant par celles que nous offre la Constitution de la République, mais aussi celles que nous permettent nos territoires, nos intelligences, nos ambitions.  Rien d’aisé, rien de simple. Mais l’avenir est à ce prix.