INTERVIEW CROISÉE. Transitions : quels modèles de développement pour les Outre-mer ?

©Thomas Melonio et Charles Trottman (DR)

INTERVIEW CROISÉE. Transitions : quels modèles de développement pour les Outre-mer ?

Dans le cadre des Journées économiques des Outre-mer du 11 au 13 octobre à Paris, l’AFD organise sa 7ème conférence Outre-mer, avec l’appui des membres du partenariat CEROM. Pour l’occasion, Outremers360 vous propose une interview croisée de Thomas Mélonio, directeur exécutif Innovation, stratégie et recherche à l’AFD, et Charles Trottmann, directeur du département Trois océans à l’AFD.

La précédente conférence AFD-CEROM sur les Outre-mer avait pris pour sujet en 2019 la recherche et l’innovation comme leviers de développement. Pourquoi avoir choisi cette année le thème des Outre-mer en transitions ? A quelles transitions cette conférence va-t-elle s’intéresser ?

Charles Trottmann : Dans les Outre-mer, l’impact économique de la crise sanitaire a été important, même si les mesures de soutien de l’activité et de l’emploi et le poids du secteur public ont permis de l’atténuer. Cette crise a eu pour effet d’accentuer les tensions entre une demande d’autonomie plus forte pour apporter de meilleures réponses aux attentes locales et une dépendance économique et financière encore accrue à l’égard de la métropole. 

Confrontés à de nombreuses contraintes, les territoires d’Outre-mer sont pour la plupart situés dans cette zone intertropicale qui concentre tous les grands enjeux de la planète : démographiques, environnementaux, sanitaires ou économiques. Les défis environnementaux de ces prochaines décennies y sont cruciaux et difficiles à relever, compte tenu de la fragilité des écosystèmes présents. C’est ce contexte qui nous a poussés à nous pencher sur les défis des transitions dans les Outre-mer.

Thomas Mélonio : Le thème des transitions permet à la fois de revenir sur les conséquences économiques et sociales de la crise, éventuellement d’évaluer les politiques de soutien mises en place, et d’aborder les politiques de relance et les réflexions sur l’avenir de ces économies. Le thème retenu présente également un intérêt opérationnel, en contribuant à la réflexion sur les politiques de relance et les modèles de développement les plus pertinents pour les Outre-mer.

Comme pour les éditions précédentes, l’AFD organise cette conférence en lien avec les partenaires du partenariat CEROM qui associe l’INSEE, les Instituts d’émission d’Outre-mer (IEOM-IEDOM), les instituts statistiques de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française et l’AFD. L’AFD accorde beaucoup d’importance aux enjeux de ce partenariat qui vise à renforcer la connaissance statistique et économique des territoires ultramarins. Il s’agit à nos yeux d’un partenariat gagnant et productif, dans lequel chaque institution apporte des expertises complémentaires, et qui s’est concrétisé depuis vingt ans notamment par la production de comptes économiques rapides. Parmi les apports de ce partenariat, on peut noter ces dernières années le suivi conjoncturel rapproché des impacts économiques de la crise sanitaire.

Cette année, nous nous sommes rapprochés également du monde universitaire, en organisant pour la première fois à Paris des Journées économiques des Outre-mer, qui comprennent les deux journées de la conférence académique ARUM les 11 et 12 octobre au Palais d’Iéna et la conférence AFD-CEROM le 13 octobre à l’Espace du Centenaire. Plusieurs des thèmes abordés lors de notre conférence font également l’objet de présentations de travaux de recherche durant la conférence ARUM, car la question des transitions vers des développements plus soutenables sur le plan environnemental comme sur le plan social est devenue centrale pour l’élaboration des politiques publiques comme pour la programmation de la recherche.    

Comme dans l’Hexagone, les territoires ultramarins viennent de traverser des années difficiles avec la récession liée à la crise sanitaire et la montée de mouvements contestataires. Comment concilier les réponses aux défis environnementaux soulevés dans cette conférence et le nécessaire essor de l’activité et de l’emploi, notamment dans le secteur marchand ?

CT :  L’AFD reste pleinement mobilisée pour contribuer à une relance durable (inclusive et décarbonée) des territoires ultramarins, pour lesquels les répercussions à moyen ou long terme de la crise pourraient s’avérer plus fortes du fait de la taille et des spécificités de certaines de ces économies.

L’AFD continue d’inscrire son action ultramarine dans le cadre du Plan de relance du gouvernement et en particulier de son dispositif d’appui aux collectivités, en cohérence avec les objectifs de développement durable (ODD). Une part importante de ses financements en 2021 a porté une nouvelle fois sur le financement du secteur public, grâce notamment au renouvellement du Fonds Outre-mer, alimenté par une subvention du ministère des Outre-mer, dont le déploiement a coïncidé avec la crise sanitaire. S’y ajoute l’appui technique porté par l’AFD, à la demande de l’État, pour le dispositif Patient-Cazeneuve avec les contrats COROM (Contrats de Redressement en Outre-mer).

Au-delà des financements, le dispositif de formation-action Mouv’outremer se poursuit. Lancé le 28 mai 2020 par le ministère des Outre-mer, ce dispositif co-construit avec les acteurs locaux est resté pleinement mobilisé pour soutenir et accompagner les démarches entrepreneuriales des acteurs ultramarins post-crise, avec des objectifs en matière d’indépendance énergétique et alimentaire.

TM : Dans les Outre-mer comme dans l’Hexagone ou dans les autres zones d’intervention de l’AFD, des objectifs de développement durable peuvent apparaître parfois en tension. C’est l’un des enjeux majeurs de cette conférence, comme de celle que l’AFD organise les 7, 8 et 9 décembre sur la soutenabilité forte, que de s’intéresser précisément à ces tensions. Comment réussir à réorienter les économies pour les inscrire dans des trajectoires de développement soutenables du point de vue environnemental, sans sacrifier pour autant l’emploi, l’activité économique ou encore les progrès en matière de réduction de la pauvreté ? Cela suppose des mutations importantes et probablement des transformations structurelles des économies, qui doivent être anticipées dès à présent pour éviter qu’elles ne soient trop brutales d’ici quelques années.

La crise sanitaire a souligné la très grande dépendance de nos territoires aux importations alimentaires, alors que des politiques publiques cherchent à promouvoir depuis de nombreuses années une plus grande autosuffisance. Comment progresser dans ce domaine, tout en s’orientant vers des modèles agricoles plus respectueux de l’environnement et donc plus contraignants que ceux de l’agriculture conventionnelle ? Ces deux objectifs vous semblent-ils compatibles ?

TM :  Les mutations que je viens d’évoquer concernent tout particulièrement le secteur agricole. Nous avons tous à l’esprit les conséquences catastrophiques aux Antilles de l’usage du chlordécone. Ces mutations vers des modèles agricoles plus respectueux des personnes et de l’environnement sont déjà en cours, grâce à de nombreuses initiatives d’agriculteurs ou d’acteurs de la filière agro-alimentaire. Elles supposent aussi dans ce domaine agro-alimentaire des changements de comportements des consommateurs, avec une évolution des régimes alimentaires, et des changements de pratiques de certains acteurs majeurs de ces filières, pour privilégier des produits locaux et sains : on peut penser par exemple à la restauration collective ou encore aux industries agro-alimentaires. Ces sujets seront abordés lors de la table ronde consacrée aux transitions agricole et alimentaire de la conférence AFD-CEROM.

CT : La crise sanitaire et les mesures de confinement successives ont été un révélateur de nombreuses dépendances dont la dépendance aux importations. Dès 2020, en plein confinement, le ministère des Outre-mer et l’AFD ont mené une étude pour une relance décarbonée dans les Outre-mer. Les questions d’alimentation et d’agriculture étaient centrales avec des enjeux en termes d’autonomie, d’émission de carbone ou encore de santé alimentaire. Par la suite une étude approfondie a été réalisée par le CIRAD portant sur les modèles agricoles Outre-mer et la manière de les faire évoluer pour permettre une plus grande autonomie alimentaire de ces territoires. Cette étude sera présentée lors de la conférence du 13 octobre.

L’AFD présente la particularité par rapport aux autres institutions publiques présentes sur nos territoires d’intervenir également dans les États étrangers voisins des Caraïbes, de l’Océan Indien et du Pacifique. Comment l’AFD tire parti de ce positionnement particulier pour orienter ses stratégies d’intervention ? Réussissez-vous à en faire un atout ?

CT : La création en septembre 2018 du département Trois océans portait cette ambition d’une meilleure insertion régionale des départements et collectivités ultramarines et de leurs acteurs dans leurs bassins régionaux.

Cette ambition s’est matérialisée avec la stratégie « Trois Océans » et la nouvelle organisation de l’agence par bassins régionaux qui est désormais pleinement opérationnelle et qui a permis de répondre avec rapidité et à la bonne échelle aux enjeux de la crise Covid-19. A titre d’exemple, des financements additionnels ont été rapidement apportés au réseau RSIE (Réseau de surveillance et d’investigation épidémiologique), avec des retombées pour l’ensemble des pays du bassin Océan indien, ainsi que La Réunion et Mayotte.  

L’approche régionale est un véritable atout pour répondre à des enjeux qui dépassent les frontières.

Je pourrais citer d’autres exemples comme le projet « Plastiques OECO » de lutte contre la pollution plastique et ses effets dévastateurs sur la biodiversité et la santé humaine dans l’océan Atlantique ou encore le projet KIWA dans le Pacifique qui couvre 18 territoires et présente une approche innovante liant adaptation au changement climatique et biodiversité en privilégiant les « solutions fondées sur la nature ».

Dernière question, les sept conférences AFD-CEROM se sont centrées jusqu’à présent sur des thématiques économiques ou environnementales, mais ont donné assez peu de place aux questions sociales. Est-ce qu’on pourrait dans l’avenir avoir une conférence plus directement consacrée à ces questions, et notamment au sujet des inégalités ?

TM : L’AFD finance dans les pays de son champ d’intervention de nombreuses études sur les problématiques des inégalités, en mobilisant en particulier des financements européens, mais elle ne s’était qu’insuffisamment penchée sur ce sujet dans les Outre-mer. Ce thème suscite désormais de nombreux travaux, dont certains seront présentés lors de la conférence ARUM qui précédera la conférence AFD-CEROM. Par ailleurs, deux des trois lauréats du prix Jeunes chercheurs Outre-mer décerné pour la première fois par l’AFD ont conduit des thèses consacrées à ce thème.

Dans les Outre-mer, la question des inégalités renvoie d’une part aux disparités de développement et de niveau de vie entre les territoires ultramarins et l’Hexagone, c’est-à-dire aux objectifs de convergence fixés dans la loi pour l’égalité réelle en Outre-mer, et d’autre part à la question des inégalités de revenus et de conditions de vie au sein de chaque territoire. Sur le premier volet, celui des inégalités entre les territoires ultramarins et l’Hexagone, si on ne se contente pas d’analyser la situation à un moment donné mais qu’on regarde les dynamiques d’évolution des dernières décennies, des progrès importants ont été obtenus, même s’ils restent encore insuffisants et qu’ils ont été obtenus au prix de déséquilibres économiques importants. Sur le second volet, les territoires ultramarins restent des territoires marqués par des inégalités importantes au sein de leur population. La réduction de ces inégalités constitue un enjeu essentiel des politiques publiques qui seront à déployer dans les prochaines années et une condition sine qua non pour relever le défi de ces transitions.

Lire aussi : La 7ème conférence Outre-mer AFD-CEROM sur «les Outre-mer en transitions : Défis et visions d'avenir» le 13 octobre