EXPERTISE. Les langues d’Outre-mer : De quel(s) droit(s) ? par Véronique Bertile

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EXPERTISE. Les langues d’Outre-mer : De quel(s) droit(s) ? par Véronique Bertile

Dix ans après l’ambitieuse Déclaration de Cayenne, se tiendra à La Réunion, du 25 au 28 octobre 2021, la seconde édition des états généraux du multilinguisme dans les outre-mer, organisée par le Ministère de la Culture. Véronique Bertile, auteur d’une thèse intitulée Langues régionales ou minoritaires et Constitution – France, Espagne, Italie, y prononcera la première conférence plénière. Elle a accepté de rappeler, pour Outremers360, les enjeux juridiques de la question linguistique dans les territoires ultramarins.

Grâce à ses outre-mer, la France possède une richesse linguistique insoupçonnée, qui a été révélée en 1999, au moment de l’effervescence provoquée par la signature – mais la non-ratification – de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Dans son rapport sur « les langues de la France », le linguiste Bernard Cerquiglini a ainsi recensé 75 « langues parlées par des ressortissants français sur le territoire de la République », dont la majorité est en usage outre-mer. Sans les outre-mer, ce nombre tomberait à 21 : 21 langues régionales dans l’Hexagone, 54 dans les outre-mer.

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Les langues d’outre-mer sont d’emblée singularisées au sein des langues de France. Elles le sont, d’abord, au regard de leur situation sociolinguistique : nombreuses, les langues d’outre-mer sont aussi, pour certaines d’entre elles, particulièrement vivantes. Elles sont souvent les langues maternelles des populations locales et sont même, pour certains locuteurs, les seules langues maîtrisées. 

Les langues créoles en sont un exemple éloquent : les différents rapports de la délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) font état de leur vitalité et indiquent que le nombre de locuteurs actifs est de plus de deux millions. Langue première de plus de 90% de la population, le créole réunionnais est la langue régionale la plus parlée de France.

Les langues d’outre-mer sont aussi des langues de France à part au regard de leur statut juridique puisqu’elles relèvent d’un double régime : en tant que langues régionales, elles sont régies par les règles adoptées en la matière, de la loi Deixonne du 11 janvier 1951 à la loi Molac du 21 mai dernier, en passant par l’article 75-1 de la Constitution qui affirme, depuis 2008, que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». En tant que langues d’outre-mer, elles sont aussi régies par les règles relatives au statut des territoires dans lesquels elles sont en usage.

Les langues d’Outre-mer : des langues régionales aux statuts particuliers

Outre-mer, la question des langues n’est pas étrangère aux évolutions statutaires : ainsi en est-il des langues créoles, des langues kanak et des langues polynésiennes.

Les langues créoles – Les créoles ont été reconnus en tant que langues régionales par la loi du 2 août 1984 qui confère aux conseils régionaux de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de La Réunion, compétence pour déterminer « les activités éducatives et culturelles complémentaires relatives à la connaissance des langues et des cultures régionales, qui peuvent être organisées dans les établissements scolaires relevant de la compétence de la région ». La loi d’orientation pour l’outre-mer du 13 décembre 2000 – la fameuse LOOM – vise elle aussi les langues créoles sans les nommer, au moyen d’une périphrase énonçant que « les langues régionales en usage dans les départements d’outre-mer font partie du patrimoine linguistique de la Nation [et] bénéficient du renforcement des politiques en faveur des langues régionales afin d’en faciliter l’usage ». C’est la loi du 27 mai 2009 pour le développement économique des outre-mer qui les nommera expressément en affirmant que « les langues créoles font partie du patrimoine national ».

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Les langues kanak – Aux termes de l’article 1.3.3 de l’accord de Nouméa, « les langues kanak, sont avec le français, des langues d’enseignement et de culture en Nouvelle-Calédonie. Leur place dans l’enseignement et les médias doit être accrue et faire l’objet d’une réflexion approfondie ». L’accord de Nouméa ayant été « constitutionnalisé », cette disposition revêt par conséquent une valeur constitutionnelle : pourrait alors se poser la question de son articulation avec l’article 2 de la Constitution selon lequel « la langue de la République est le français ». Jouissant d’une protection constitutionnelle, les 28 langues kanak, si elles ne sont pas érigées au rang de langues officielles, ne seraient donc théoriquement pas soumises à la condition qui frappe toutes les autres langues régionales quant au caractère facultatif de leur enseignement.

Les langues polynésiennes – Le statut d’autonomie de la Polynésie française proclame que « la langue tahitienne est un élément fondamental de l’identité culturelle : ciment de cohésion sociale, moyen de communication quotidien, elle est reconnue et doit être préservée, de même que les autres langues polynésiennes, aux côtés de la langue de la République, afin de garantir la diversité culturelle qui fait la richesse de la Polynésie française » (article 57). La langue tahitienne est ainsi « une matière enseignée dans le cadre de l’horaire normal des écoles maternelles et primaires, dans les établissements du second degré et dans les établissements d’enseignement supérieur ».

La loi du 14 octobre 2015 d’actualisation du droit des outre-mer vise désormais toutes les langues d’outre-mer, avec cette formule englobante : « les langues régionales en usage dans les collectivités relevant des articles 73 et 74 de la Constitution et en Nouvelle-Calédonie font partie du patrimoine linguistique de la Nation ».

Les langues d’outre-mer sont donc régies tant par le droit des langues régionales que par le droit des outre-mer. Force est de constater néanmoins qu’aucun de ces deux régimes juridiques ne leur offre un cadre adapté permettant à leurs locuteurs non seulement de préserver et valoriser leur langue mais plus fondamentalement encore d’accéder aux mêmes droits que les locuteurs de la langue française. Car la question linguistique en outre-mer revêt un enjeu essentiel qui est le plein exercice de leurs droits fondamentaux pour les locuteurs.

L’enjeu de la promotion des langues d’outre-mer : le plein exercice de leurs droits fondamentaux pour les locuteurs

Si la politique de patrimonialisation – muséification ? – peut permettre de préserver et de valoriser les langues de France hexagonale, qui sont partout où elles sont parlées des langues secondes pour leurs locuteurs, elle ne saurait suffire outre-mer où les langues locales sont souvent les seules maîtrisées par les locuteurs : la prise en compte de cette réalité linguistique par le droit ne relève pas d’une politique de protection culturelle mais répond à une exigence démocratique d’accès aux droits : en effet,

  • Quelle liberté d’expression pour des locuteurs qui ne peuvent pas s’exprimer dans leur langue ?
  • Quel accès à la justice si vous ne comprenez pas la langue du procès ?
  • Quel droit à l’éducation si vous ne comprenez pas la langue dans laquelle cette éducation vous est donnée ?
  • Quel droit à la santé quand vous ne comprenez pas la langue dans laquelle vous parle votre médecin ?

Le devoir de connaître le français, langue officielle, ne doit pas pour autant nier ces droits-là. La question linguistique revêt ainsi, dans les outre-mer, une importance qui trouve écho dans toutes les sphères de la vie sociale, à commencer par l’éducation où elle n’est pas étrangère au fort taux d’illettrisme et d’échec scolaire.

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Le corpus juridique existant n’empêche pas de mener une politique de promotion des langues d’outre-mer visant un exercice effectif de leurs droits pour leurs locuteurs. Les dispositions législatives et réglementaires relatives aux langues régionales sont nombreuses et, contrairement aux idées reçues, largement permissives. Elles ne sont toutefois pas suffisamment utilisées et exploitées.

Véronique Bertile, Maître de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux, Membre de l’Association des Juristes en Droit des Outre-Mer (L’AJDOM), Membre de l’Observatoire des pratiques linguistiques (DGLFLF).