DÉCRYPTAGE. Prix des carburants dans les Outre-mer : Quelles perspectives pour des territoires trop dépendants des hydrocarbures ? Par Philippe Jean-Pierre

DÉCRYPTAGE. Prix des carburants dans les Outre-mer : Quelles perspectives pour des territoires trop dépendants des hydrocarbures ? Par Philippe Jean-Pierre

L’économiste  réunionnais Philippe Jean-Pierre propose un décryptage sur les prix des carburants en Outre-mer, territoires dépendants des hydrocarbures. L’économiste décortique la formation habituelle des prix, bouleversée par des contextes internationaux exceptionnels, loin des « cris d’orfraie » qui « masquent l’essentiel » : « la vulnérabilité des Outre-mer à leur trop grande dépendance aux énergies fossiles ».

L’actuelle flambée des prix des carburants dans les Outre-mer soulève une nouvelle fois une multitude de réactions de la part des résidents de ces territoires et de bon nombre de leurs élus. Tous pointant du doigt qui de l’opacité de la fixation des prix des carburants, qui des abus de tels ou tels opérateurs, qui de la faute à la fiscalité… 

Comme d’habitude, même si les niveaux actuels sont inédits, c’est aller un peu vite en besogne. Certains, sans méconnaitre les mécanismes de fixation de prix ont tout intérêt à pointer dans une autre direction ; d’autres mobilisent leur habituelle rhétorique pour que rien ne bouge alors que justement les crises sont souvent l’occasion de faire évoluer les situations stagnantes. Et surtout, ces cris d’orfraie poussés ici où là masquent l’essentiel : la vulnérabilité des Outre-mer à leur trop grande dépendance aux énergies fossiles. Un peu de pédagogie s’impose pour montrer que dans la fixation du prix des carburant les enjeux sont ailleurs… pour les Outre-mer.

Comme beaucoup d’autres indicateurs économiques (PIB, croissance, chômage, inflation…), la question de la fixation du prix des hydrocarbures constitue régulièrement une source d’émotions dans les territoires ultramarins français notamment dans une période de flambée des prix du baril de pétrole. Ces réactions ne sont pas surprenantes. Les hausses observées ces derniers mois sont inédites : jamais le prix des carburant n’avait atteint de tels sommets à la pompe, presque 2 euros…Et pour moins cher que cela (1,4 euros), durant la dernière décennie, plusieurs territoires ultramarins ont été traversés par des crises sociales liées à une augmentation du prix de l’essence. On pense bien sûr à la crise récente des « gilets jaunes » particulièrement prégnantes à La Réunion en 2018 suite au projet d’augmentation de la taxe carbone et aussi à la crise ayant secoué les Antilles dans les années 2013 et ayant eu pour déboucher le fameux « décret Lurel » du 27 décembre 2013. 

Qu’en est-il réellement ? Si les poussées fréquentes de fièvre dans les Outre-mer, comme ailleurs, sont compréhensibles naturellement face à de telles hausses, ne peut-on pas néanmoins, tenter d’éclairer cette évolution des prix des carburants dans les Outre-mer français afin de la mettre en perspective face aux enjeux de leurs transitions énergétiques. Car, à trop questionner uniquement le mécanisme de formation des prix de carburants, on finit par oublier l’essentiel : la trop grande dépendance des Outre-mer aux hydrocarbures. C’est tout l’enjeu de cette contribution :  tenter un exercice pédagogique mais aussi mettre de la perspective pour éviter que l’arbre du prix ne cache une forêt d’enjeux plus cruciaux !

Le prix des carburants dans les départements et régions d’Outre-mer est d’abord le fruit de l’application mécanique ou structurelle d’une formule dont les composantes sont connues (présentes dans les différents arrêtés issus du décret Lurel et s’appliquant aux territoires ultra-marins concernés). Ainsi, les prix des produits pétroliers sont fixés mensuellement par arrêté préfectoral en fonction : 

-        Des cotations, sur la place d’achat. Par exemple, pour La Réunion les carburants déjà raffinés proviennent de Singapour ; pour la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique, le pétrole brut, et aussi raffiné, acheté par la SARA (Société Anonyme de Raffinerie aux Antilles) est issu notamment d’Amérique centrale et du Golfe du Mexique). Ces cotations, qu'elles concernent les produits bruts ou raffinés, sont fixées en dollar américain.

-        De l’évolution du cours du dollar par rapport à l’euro. Actuellement, l’euro étant proche de la parité avec la monnaie américaine, cela se traduit ces derniers mois par un renchérissement du prix du baril en euros.

-        De divers coûts d’approvisionnement liés aux frais de trading, d’honoraires des intermédiaires (bref les frais de négoce sur la place d’achat). Ces frais sont « pris en compte par le préfet sur présentation des justificatifs ».

-        Du coût du fret, c’est-à-dire du transport par bateaux. Pour La Réunion, par exemple, le prix retenu « est constitué de la valeur moyenne, exprimée en euros, des coûts constatés au cours du troisième mois précédent le mois concerné ». Un bateau assure la liaison entre Singapour et l’île pour tous les acteurs.

-        Du coût des assurances, fixés « à 0.25 % du coût du produit sur le bateau (FOB) plus le fret »

-        Du « coût du coulage, dûment constaté par l’autorité compétente ». Il s’agit là des pertes observées de liquide. Un ratio est établi sur les pertes réelles de l’année civile précédente.

-        Du coût du stockage par le grossiste du carburant concerné lorsqu’il passe par le dépôt. A La Réunion, il s’agit de la SRPP (Société Réunionnaise de Produits Pétroliers) dont la rémunération pour ce passage est fixée et connue.

-        Du coût du raffinage, aux Antilles, du pétrole brut. Le prix auquel la raffinerie vend ses carburants aux grossistes est le même pour les trois départements français d’Amérique.

-        De la fiscalité et autres redevances sur les hydrocarbures. Par exemple, dans les quatre départements d’Outre-mer (Guadeloupe, Guyane, Martinique et La Réunion), les carburants distribués ne sont frappés d’aucune TVA (à l’inverse de l’hexagone). En revanche ils sont concernés par deux taxes locales spécifiques : d’une part, l’octroi de mer (22,5 % sur le supercarburant et 5 % sur le diesel) et, d’autre part, une Taxe Spéciale sur les Carburants dont le montant est en centimes d’euros par litres. Cette dernière est principalement destinée à contribuer au financement par la Collectivité Régionale des travaux sur le réseau routier. Elle n’est donc pas liée au coût du carburant à l'inverse de l’octroi de mer. Il faut enfin prendre en compte une dernière taxe liée aux Certificats d’Économie d’Énergie collectés par le grossiste.

-        D’une marge de gros des produits pétroliers et gaziers. Cette marge est fixée par arrêté préfectoral en euros par hectolitre.

-        D’une marge de détail des produits pétroliers et gaziers. Cette marge de détail est fixée par arrêté préfectoral (en fonction d’éléments objectifs) avant le 30 novembre de l’année N pour une application au 1er janvier de l’année suivante. Cette marge de détail ne prend effet qu’après information de l’observatoire des OPMR (observatoires des prix et des marges). 

Donc à ce stade, a priori et malgré ce qu’on entend ou ce que l’on croit, point de place pour l’ambiguïté et l’émotion. Les composants successifs de la « formule » sont connus, inscrits dans les arrêtés et leur élaboration est basée sur des éléments objectifs (remontés des firmes, documents comptables, calculs des autorités publiques…). Pourtant, notons qu’un certain doute demeure puisque l’État début 2022 a lancé une mission, conduite par l’IGF, sur le prix des carburants dans les Outre-mer.

Quoi qu’il en soit sur la base du décret et de ses arrêtés respectifs pour chaque département d’Outre-mer, le Préfet fixe alors des prix maxima de vente aux consommateurs pour les carburants concernés. On a bien dit « maxima ». En effet, par exemple, l’article 11 de l’arrêté pour La Réunion stipule précisément que : « il est toutefois rappelé que s’agissant de prix maxima de vente aux consommateurs, chaque opérateur grossiste ou détaillant peut librement décider de pratiquer des prix ou marges inférieurs, dans les limites de l’interdiction de la revente à perte ». Autrement dit, il est tout à fait possible pour un opérateur ou distributeur de baisser le prix des carburants à la pompe. Il n’y a là rien d’illégal contrairement à ce que déclarent certains acteurs attachés à défendre un « accord implicite » supposé soutenir un modèle de distribution n’ayant pas vocation à être éternel…

C’est là que doit alors se situer le débat sur le type des modèles économiques des « stations-services » : la présence de personnels est-elle encore justifiée ? Ou encore désirée à ce prix ? Les fondamentaux économiques de cette présence de personnels, sont-ils uniquement toujours basés sur les carburants ou sur les autres services que rendent les distributeurs dont les outils ont beaucoup évolué ces dernières années dans leur format (les stations devenant pour beaucoup de véritables libres services de proximité et pourvoyeurs de nouvelles marges). La décision de l’entreprise TOTAL-Énergie d’appliquer aussi dans les Outre-mer sa baisse de 20 centimes d’euros dans un premier temps (puis 10 cts en novembre et décembre) pourrait alors être l’occasion de reposer le débat du modèle de distribution sur la table.

Au-delà de ces facteurs structurels propres aux Outre-mer, d’autres éléments plus conjoncturels, et communs à l’ensemble de la planète, vont peser à la fois sur l’évolution des prix et plus précisément sur la cotation de la matière achetée brute ou raffinée et sur le taux de change entre le dollar et l’euro. 

En premier lieu, le prix du baril de pétrole, comme de nombreux biens, est le fruit de la rencontre entre l’offre et la demande. Ainsi ces derniers mois, la reprise mondiale après le pic de la crise de la Covid-19 a conduit à une surchauffe des « moteurs économiques » et donc à accroître la demande de pétrole ce qui s’est traduit par une augmentation des cours du baril. Face à cette augmentation de la demande, l’offre n’a pas suivi pour plusieurs raisons. La première plus « long termiste » est liée aux manques d’investissements des producteurs de pétrole ces dernières années en raison d’un prix trop faible du baril (aux environs des 40 $). Dès lors, les capacités de production sont aujourd’hui à la peine. La deuxième, et en lien avec la précédente, est associée au comportement des pays membres de l’OPEP de pas ouvrir davantage les robinets afin de profiter le plus possible des prix élevés (des négociations sont en cours avec ces pays). La troisième est liée à la crise ukrainienne qui est venue enlever une partie du pétrole russe du marché mondial officiel et qui, comme toute crise, a provoqué un choc haussier immédiat.

Cette tension sur les marchés devrait toutefois ralentir quelque peu. D’abord, les économies vont adapter leur fonctionnement face aux conséquences de la crise ukrainienne. Ensuite, les signes de ralentissement de la reprise, les goulets d’étranglement qui persistent, voir les perspectives de récessions ainsi que les arrêts du « moteur chinois » conduisent à freiner la demande mondiale et donc à opérer un repli des cours de nombreuses matières premières (cuivre, zinc, acier…) dont le pétrole. D’ailleurs, au moment où est écrit cet article, les prix des carburants connaissent un repli à La Réunion. Tant est si bien que, sauf nouvelle crise, le prix du baril, tout en restant élevé, ne devrait pas connaître de nouvelle flambée. Mais encore une fois, toute chose étant égale par ailleurs…

En second lieu, la crise économique a provoqué une déstabilisation de l’ordre monétaire et notamment de la gestion de la dette. Couplée à la crise ukrainienne qui freine les moteurs économiques européens basés sur une énergie pas chère, cette crise de la dette impacte actuellement plus défavorablement la zone euro et conduit à une mobilité de capitaux défavorable à l’euro. Le cours de celui-ci en termes de dollar s’est donc déprécié pour atteindre le niveau symbolique de la parité. Or, durant la dernière décennie, lorsqu’il y avait eu des flambées du cours du pétrole, le taux de change euro-dollar avait souvent amorti ces poussées de fièvre de l’or noir. Cela n’est plus le cas en ce moment.

Fort de ces explications associées aux facteurs structurels et conjoncturels, quelles postures pour le futur ?

D’abord, nous sommes dans une période pavée d’incertitudes géopolitiques pouvant conduire à des évolutions soudaines et défavorables des cours des matières premières. Sur ce plan et fidèle à l’adage : sachons raison garder car la prudence s’avère une nouvelle fois mère de toutes les sagesses. Il en va aussi de la parité euro-dollar puisque la crise ukrainienne et ses conséquences sur le coût de l’énergie en Europe risque de durer encore plusieurs mois. Trouver des substituts et des procédés de production moins gourmands en énergies fossiles ne s'opérera pas d’un claquement de doigts. Le contexte est donc ici défavorable à une ré-appréciation de l’euro.

Ensuite, et concomitamment au choc énergétique lié à la crise ukrainienne et aux nombreux exemples de dérèglements climatiques, c’est tout l’enjeu de l’accélération de la transition énergétique qui est posé avec son cortège d’investissements importants dans les énergies bas carbones et de fiscalité incitant les consommateurs à plus de sobriété. L’espoir d’un cours des prix des carburants à des niveaux nettement inférieurs devient de plus en plus hypothétique. Crise (géopolitique, climatique, raréfaction de la ressource à bas coûts), fiscalité à la hausse, financements de lourds investissements pour des économies décarbonées, vont conduire sur le moyen long-terme à une hausse du prix des énergies fossiles.

Enfin, pour les Outre-mer, ces perspectives sont explosives étant donné les niveaux de vie réduits d’une large partie des populations résidentes et leurs dépendances aiguës aux énergies fossiles (notamment pour les transports-déplacements). Pour La Réunion, par exemple, c’est une somme avoisinant les 800 millions d’euros qui part au sens propre comme au sens figuré en fumée du fait de la consommation d’énergies fossiles (pour les transports terrestres et aériens). Des choix courageux et ambitieux devront donc être rapidement posés à l’ordre du jour des responsables politiques et, plus généralement, des acteurs des sociétés ultramarines dans leur ensemble. Il y va du fonctionnement de leur économie et surtout de leur stabilité sociale.

En d’autres termes, cette flambée des prix des carburants mérite sans doute un autre traitement que celui visant simplement à acheter la tranquillité sur le court terme par des soutiens symboliques ou des baisses parfois inéquitables puisque touchant tous les consommateurs de la même manière. Certes, on peut comprendre la nécessité d’apaisement voulue par les autorités. Mais, le véritable apaisement, durable, se construit sur le moyen et long terme. Car, pour éviter la dictature de l’urgence, il s’agit surtout de traiter avec accélération et courage la transition énergétique (et pas qu’électrique) des économies d’Outre-mer encore trop dépendantes des énergies fossiles. Saisissons cette nouvelle flambée des carburants pour accélérer cette transition et adapter les ambitions des programmations pluriannuelles de l’énergie de chaque territoire d’Outre-mer et réfléchir à des mécanismes fiscaux (prix du carbone) permettant de concilier le sauvetage de la fin du mois pour certains et de la fin du Monde pour tous !

Philippe Jean-Pierre

Professeur des Universités

Économiste